La vue depuis les marges

Share this post

Journal Ouvert - Janvier 2023

enzodaumier.substack.com

Journal Ouvert - Janvier 2023

OĂč Enzo fait l'Ă©quivalent d'une newsletter tous les jours pendant un mois

enzo daumier đŸłïžâ€đŸŒˆ
Feb 4
1
Share this post

Journal Ouvert - Janvier 2023

enzodaumier.substack.com

Tu peux trouver la version éditée complÚte de ce journal sur mon site internet.
La version intĂ©grale (fautes et anglicismes inclus) est disponible dans mon jardin numĂ©rique, Sylves. La publication s’y fait au jour le jour.

So long!

Enzo

Merci de lire “La vue depuis les marges” ! Promis, habituellement, ce n’est pas aussi long.


Lundi 02 janvier

Ça fait des annĂ©es que je tiens un journal de loin en loin, ou plutĂŽt des journaux (journal d’écriture, blog, mots-diĂšse, etc.). J’ai peinĂ© Ă  prendre cette forme au sĂ©rieux, mĂȘme si elle m’intĂ©resse beaucoup. L’écriture d’un roman est lĂ©gitime ; tenir un journal (destinĂ© Ă  ĂȘtre lu par des inconnues) ne l’est pas. Personne ne lit les journaux des autres (c’est pas bankable Ă  moins d’ĂȘtre super-hyper-connue), si ce n’est les curieuses.

Mais je suis trĂšs curieux.

Pour la premiĂšre fois, je me donne l’autorisation de me consacrer Ă  ce projet sur la durĂ©e. Un trimestre, trois mois. Minimum. De janvier Ă  mars donc. C’est peu (ou beaucoup, selon mon humeur du moment), mais suffisant pour dĂ©terminer si je peux faire quelque chose d’intĂ©ressant (in my opinion) avec ce projet.

Je ne m’impose qu’une seule rĂšgle, en plus de la rĂ©gularitĂ© obligatoire : ce journal fera usage du fĂ©minin gĂ©nĂ©rique. Ça devrait ennuyer les grincheuses (puis-je me permettre ici un « grincheux » ?), mais les lectrices curieuses qui me lisent habituellement n’y verront lĂ  qu’un dĂ©tail, intĂ©ressant au mieux, au pire un gimmick.


Mardi 03 janvier

Qui dit nouvelle annĂ©e, dit bonnes rĂ©solutions. En gĂ©nĂ©ral, les miennes ne tiennent guĂšre au-delĂ  de janvier, si bien que je ne me suis pas vraiment creusĂ© la tĂȘte cette annĂ©e. Pourquoi prĂȘter le flanc Ă  la dĂ©ception ? Depuis mon installation Ă  Sheffield, j’ai dĂ©veloppĂ© une allergie aux objectifs et Ă  la planification. Plus ça me tient Ă  cƓur, plus j’approche ces rĂ©solutions Ă  reculons.

Prenons le thaĂŻ. J’ai dĂ©cidĂ© de m’y mettre sĂ©rieusement, aprĂšs un essai infructueux en juin dernier. En temps normal, vouloir faire « sĂ©rieusement » les choses Ă©veillerait la machine de guerre qui sommeille en moi. J’aime claironner que je suis un dilettante, mais, une fois lancĂ©, je deviens une brute de travail
 Passage en force, dictature insupportable du moi sur le moi, je deviens sourd Ă  mes suppliques, je pratique la politique de la terre brĂ»lĂ©e.

Cette pression, je la supporte de moins en moins avec l’ñge. Du coup, je me mets Ă  biaiser. J’avance mes projets avec rĂ©gularitĂ© mais Ă  dose homĂ©opathique. Je travaille en me convainquant que je ne travaille pas.

Chat Ă©chaudĂ© craint l’eau froide. Dans mes projets personnels, j’aspire Ă  une vie sans pression. Allons-y lentement. Laissons l’ambition sur le pas de la porte. Ne laissons entrer que le plaisir de faire. En 2023, je veux cultiver la joie.


Mercredi 4 janvier

Nous avons soif de connexion. Ce besoin de communautĂ© est viscĂ©ral, mĂȘme chez celles qui affirment le contraire.

Les rĂ©seaux sociaux exploitent notre nature la plus profonde : nous sommes aussi bĂȘtes que ces papillons de nuit qui volettent en direction de la moindre lumiĂšre, sans souci de prĂ©servation. Nous fournissons du contenu gratuitement Ă  des plateformes qui se font de l’argent sur notre dos. Nous acceptons toutes les contraintes qu’elles nous imposent sans trop nous plaindre
 et lorsque nous nous plaignons, nous le faisons sur ces mĂȘmes plateformes et renforçons le phĂ©nomĂšne que nous critiquons et voulons voir disparaĂźtre.

Je ne fais pas exception. J’ai quittĂ© Facebook, certes, mais je suis actif sur Twitter.

À mon petit niveau, je partage mes pensĂ©es, mes enthousiasmes, mes mauvais traits d’esprit, mes humeurs sur un site qui a Ă©tĂ© conçu pour maximiser les interactions nĂ©gatives
 Un site qui, petit Ă  petit, me fait croire que tout Ă©change est une joute, oĂč il est vital que je dĂ©fende mon opinion jusqu’à la mort, que j’ai le droit non seulement d’avoir raison mais aussi d’exprimer ma pensĂ©e, toute pensĂ©e, mĂȘme la plus dĂ©bile
 qu’elle a plus de poids que celle de la voisine, qu’elle mĂ©rite que je l’impose Ă  toutes. En parallĂšle, le bruit constant de cette place publique vient polluer mon esprit, je deviens le dĂ©positaire des malheurs d’autrui, de gens que je ne connais ni d’Eve ni d’Adam, que je ne rencontrerai jamais.

Nous croyons que cette place publique est comme la vraie place publique, celle Ă  l’air libre
 mais ici, tout est enregistrĂ©, tout est monĂ©tisĂ©. Nous l’acceptons, mĂȘme quand nous le savons. La servitude volontaire du XXIĂš siĂšcle. Dans quelques dĂ©cennies, nos descendants auront certainement du mal Ă  comprendre pourquoi nous avons acceptĂ© cette situation
 de la mĂȘme maniĂšre qu’il est difficile de comprendre comment l’esclavage a pu perdurer, ou comment le systĂšme fĂ©odal a pu s’épanouir.

Notre espĂšce ne vit pas dans la rĂ©alitĂ©, elle vit dans une fiction (ou plusieurs) qu’elle se raconte. Elle hallucine constamment. J’aimerais prendre assez de distance pour ĂȘtre capable de comprendre cette fiction dans laquelle nous vivons toutes. Nous autres Ă©crivaines, nous sommes bien placĂ©es pour repĂ©rer ces fictions
 AprĂšs tout, nous en tissons tous les jours.


Vendredi 6 janvier

Le mois de dĂ©cembre a Ă©tĂ© ce moment magique oĂč deux de mes intĂ©rĂȘts ont fusionné : les stylo-plumes et les thĂ©s.

Ma mĂšre nous a offert Ă  chacun un calendrier de l’avent Mariage FrĂšres. TrĂšs posh. MĂȘme si j’adore MF depuis ma pĂ©riode parisienne (presque quinze ans dĂ©jĂ ), ce choix ne m’a pas convaincu sur le moment (d’autant plus que les frais de douane Ă©taient exorbitants, merci Brexit).

Or, il se trouve qu’à la fin novembre j’ai voulu essayer les Morning Pages de Julia Cameron. Chaque matin, dĂšs le rĂ©veil, je me suis assis Ă  la table du salon, et, pendant une demi-heure (parfois une heure quand je me sentais d’humeur bavarde), j’ai notĂ© dans un carnet Midori tout ce qui me passait par la tĂȘte. Julia Cameron prĂ©conise l’écriture manuscrite – parfaite excuse pour utiliser mes stylo-plumes.

Dans le silence matinal, sous l’Ɠil observateur de mes deux chats qui ne pouvaient pas s’empĂȘcher de me coller, je me suis adonnĂ© Ă  cet exercice hygiĂ©nique. Pendant que je vidais mon cerveau de ses pensĂ©es parasites, que je mettais tout sur le papier (the bad and the ugly included), je dĂ©couvrais un nouveau thĂ© MF. Inutile de dire que je n’ai manquĂ© aucune de ces sĂ©ances : cette habitude a Ă©tĂ© Ă  ce point plaisante qu’elle s’est mise en place sans effort.

D’ailleurs, je la continue encore aujourd’hui.

Si, prĂ©-COVID, on m’avait dit que je tiendrais un journal quotidien, Ă©crit au stylo-plume, en dĂ©gustant un thĂ© diffĂ©rent chaque jour, je pense que je ne l’aurais pas cru
 but here I am. Je ne sais pas qui est cet Ă©tranger qui a pris le contrĂŽle de ma vie depuis plus de deux ans
 et qui s’extasie sur les fountain pens, les thĂ©s et les BL asiatiques, mais une chose est sure : je n’ai pas envie de lui demander de partir.


Samedi 7 janvier

Pour les lectrices du Guardian, Hilary Mantel a, jadis, donnĂ© le conseil d’écriture suivant :

« Si vous avez une bonne idĂ©e d’histoire, ne partez pas du principe qu’elle doit aboutir Ă  un rĂ©cit en prose. Elle pourrait ĂȘtre mieux adaptĂ©e Ă  une piĂšce de théùtre, un scĂ©nario ou un poĂšme. Faites preuve de flexibilitĂ©. »

Ce conseil, trĂšs juste, rejoint quelques rĂ©flexions que je me suis faites ces derniĂšres semaines sur mon rapport Ă  l’écriture. Je ne suis pas aussi flexible que je le devrais : automatiquement, je veux transformer toutes mes idĂ©es, tout ce qui pique ma curiositĂ©, en novellas ou en romans. Je suis encore empesĂ© par des clichĂ©s sur ce qu’il « vaut mieux faire ».

*

Dans l’imaginaire collectif, l’écrivaine est le plus souvent une romanciĂšre. On oublie que l’écriture ne se limite pas Ă  la fiction, et que, par ailleurs, la non-fiction n’est pas rĂ©servĂ©e aux seules journalistes.

Ce qui caractĂ©rise l’autrice, c’est le choix de son outil d’expression crĂ©ative (le verbe) et non pas le genre dans lequel elle Ă©crit. Je trouverais triste qu’une jeune autrice, poĂ©tesse talentueuse, s’oblige Ă  devenir une romanciĂšre mĂ©diocre parce qu’elle part du principe que c’est ce que doivent faire les autrices.


Lundi 09 janvier

Je vois passer sur Twitter les mĂȘmes craintes que j’ai : celle de ne pas rĂ©ussir, de ne pas vendre, de ne pas ĂȘtre lue.

Les autrices sont inquiĂštes de nature. Nous voulons « avoir du succĂšs », sans pour autant ĂȘtre capables de dĂ©finir ce qu’est ce succĂšs. Nous nous torturons donc au sujet de quelque chose d’assez vague, d’amorphe. Il n’y a pas plus grande ennemie que celle qui refuse de montrer son visage.

Nous en venons Ă  procrastiner ; dans les cas les plus extrĂȘmes, Ă  nous dĂ©tourner entiĂšrement de nos rĂȘves. Si nous n’essayons pas, nous ne pouvons pas Ă©chouer, n’est-ce pas ?

Nous échouons donc par défaut, mais la douleur est moins vive, plus diffuse, plus acceptable.

Sur notre balance dĂ©rĂ©glĂ©e, le regard des inconnues a plus de poids que celui que nous portons sur nous-mĂȘmes. Notre satisfaction devient aussi lĂ©gĂšre qu’une plume ; nous la sacrifierions pour obtenir la reconnaissance d’autrui.

*

S’aimer, s’accorder de la valeur ou de la lĂ©gitimitĂ©, se faire confiance, c’est avant tout une affaire de soi Ă  soi. Et c’est peut-ĂȘtre sur ce point que les efforts de l’autrice devraient se porter.


Mardi 10 janvier

Chaque annĂ©e, l’envie d’écrire un livre semblable aux Villes Invisibles de Calvino me reprend. Il y a dix ans, quand nous posions les bases de l’univers des Arches de Verre, avec Clara, j’écrivais des « clichĂ©s », petites descriptions des contrĂ©es de cet univers, que la RĂȘveuse AdĂ«na racontait au roi de DelendĂ€st afin de le sĂ©duire. Je les composais au boulot durant mes temps morts. Le rĂ©sultat ressemblait parfois Ă  de la poĂ©sie en prose. C’était un vĂ©ritable terreau pour mon imagination. Ce projet n’a pas abouti. Peut-ĂȘtre le sortirai-je un jour de mon tiroir numĂ©rique. Peut-ĂȘtre quand Clara reviendra Ă  l’écriture et que je retrouverai ma compagne de jeu.

En 2023, j’ai envie de SF. Un principe similaire Ă  Calvino, avec peut-ĂȘtre une narration plus fournie, un meilleur cadre pour rendre la lecture plus agrĂ©able, mais tout en gardant cette impression de rĂ©cit fragmentĂ©, Ă©claté  de mosaĂŻques. Un mĂ©lange de SF et d’antiquitĂ©. Une IA qui se souvient du passĂ© mythique de la Terre et qui raconte au jeune homme qu’on lui a sacrifiĂ© les mythes gays/queers (Achille & Patrocle, GanymĂšde, etc.) Une IA qui, malgrĂ© ses vastes connaissances, confond allĂšgrement mythologie et Histoire, les personnes, les siĂšcles et les technologies
 Une IA, en fin de vie, qui perd petit Ă  petit la mĂ©moire. Un hĂŽte qui ne veut pas du rĂ©confort de ces rĂ©cits, mais qui se laissera charmer.


Mercredi 11 janvier

Ces idĂ©es de projets vont et viennent, mais semblent revenir avec rĂ©gularitĂ©. Envies cycliques. Mais d’annĂ©e en annĂ©e, leur force gravitationnelle diminue si bien que leur chance de voir la lumiĂšre du jour s’étiole chaque fois un peu plus. Je n’en Ă©prouve pas trop de tristesse. Certaines seront recyclĂ©es, d’autres demeureront dans ce cimetiĂšre des histoires avortĂ©es


Et puis, il y a peut-ĂȘtre certains projets qui connaĂźtront une renaissance inespĂ©rĂ©e, intacts et beaux comme au premier jour, bien des annĂ©es plus tard. Ce jour-lĂ , j’aurai les Ă©paules assez larges pour les porter.

Aucune idĂ©e n’est mauvaise. Pour ĂȘtre bonne, elle doit arriver au bon moment. Une des vertus cardinales de l’écriture, c’est la patience. Notre art est avant tout un artisanat dont l’apprentissage se fait lentement.
J’aurais aimĂ© l’apprendre il y a vingt-deux ans quand j’ai commencĂ© ma premiĂšre histoire. Ça m’aurait Ă©pargnĂ© bien des peines.


Jeudi 12 janvier

Je vois de nombreuses autrices ĂȘtre obsĂ©dĂ©es par les clichĂ©s. Ça n’a jamais Ă©tĂ© mon cas. À mes yeux, les clichĂ©s ne sont que des lieux communs, insupportables seulement quand ils sont trop nombreux. La plupart du temps, ils sont utiles, ils balisent le rĂ©cit, ils participent de cette familiaritĂ© indispensable Ă  la lecture pour qu’elle soit plaisante. Ils font gagner du temps.

Évidemment, trop de clichĂ©s stylistiques dĂ©note une maladresse qu’il vaudrait mieux Ă©viter, mais la lectrice est la seule Ă  dĂ©terminer ce qui relĂšve du clichĂ©. Il y a des lectrices exigeantes et d’autres qui ne le sont pas.

En tant que lecteur, j’aime que les combinaisons de mots soient originales, mais je ne suis pas fĂąchĂ© quand elles ne le sont pas. La clartĂ© de l’expression m’importe davantage au final, peut-ĂȘtre parce que je vis Ă  l’étranger et que je parle une autre langue au quotidien : comprendre et ĂȘtre compris est la fonction primordiale du langage. Par effet de contamination, j’attends de la littĂ©rature qu’elle soit claire ; je n’ai pas besoin qu’elle soit originale.

Je suis aussi un grand amoureux des dictionnaires de cooccurrences, qui sont bien plus utiles Ă  l’écrivaine que le simple dictionnaire
 mais une telle affirmation me vaudrait d’ĂȘtre brĂ»lĂ© sur la place publique. Beaucoup d’autrices sont orgueilleuses et affirment n’avoir pas besoin de tels instruments de travail. Pire, Ă  les Ă©couter, ces dicos seraient la source de tous nos maux, comme si l’écrivaine lambda Ă©tait une crĂ©ature stupide qui serait incapable de les utiliser avec discernement.

Plus les annĂ©es passent, plus ma langue maternelle me devient Ă©trangĂšre. Je l’aborde maintenant comme j’aborderais une langue apprise sur le tard : je ne peux pas faire confiance Ă  mon oreille interne qui s’est anglicisĂ©e. Je suis forcĂ© de regarder la langue française avec humilitĂ©, conscient qu’à tout moment je peux me casser la figure.


Vendredi 13 janvier

On risque de tout perdre en voulant trop exiger. Il importe que la langue Ă©crite ne s’éloigne pas trop de la langue parlĂ©e ; c’est le plus sĂ»r moyen d’obtenir que la langue parlĂ©e ne se sĂ©pare pas trop de la langue Ă©crite. J’estime qu’il est vain, qu’il est dangereux, de se cramponner Ă  des tournures et Ă  des significations tombĂ©es en dĂ©suĂ©tude, et que cĂ©der un peu permet de rĂ©sister beaucoup.

AndrĂ© Gide, Incidences, p.74 (citĂ© dans le Bon usage, au sujet de l’imparfait du subjonctif)

*

On pense ce que l’on veut du subjonctif imparfait : trùs peu de ce qu’on peut en dire le concerne vraiment.

Les dĂ©bats de Twitter sur le sujet peuvent se rĂ©sumer Ă  deux camps qui s’opposent constamment : les classiques (a.k.a les littĂ©reuses) qui veulent Ă©crire de la littĂ©rature et vouent donc un culte Ă  toutes les marques arbitraires du « littĂ©raire » Vs les contemporaines, qui aspirent Ă  Ă©crire comme on parle, veulent du neuf et de l’originalitĂ© et se mĂ©fient de tout ce qui ferait « bien Ă©crit », en somme artificiel. Les unes s’inquiĂštent du style ; les autres de l’intrigue et du rythme du rĂ©cit. (Je schĂ©matise Ă©videmment. Rares sont celles qui appartiennent Ă  un camp corps et Ăąme.)

Quand le dĂ©bat sur l’imparfait du subjonctif s’épuise, on passe Ă  « ça vs cela »  et si l’humeur est vicieuse, la ponctuation des dialogues offre un parfait sujet de querelle. Certaines seraient prĂȘtes Ă  mourir sur le champ de bataille. Mais la patrie de l’oiseau bleu n’honore jamais autant ses soldates que lorsqu’elles meurent en dĂ©fendant les temps de la narration. Team prĂ©sent vs team passĂ©. Il n’existe pas de cause plus noble.


Samedi 14 janvier

Nous sommes Ă  Next, j’accompagne mon mari faire ses emplettes ; une association d’idĂ©es me ramĂšne au monde de fantasy que j’habite de loin en loin depuis sa crĂ©ation il y a plus de vingt ans. Un monde au centre de mon imaginaire, Ă  l’origine de ma vocation d’écrivain, qui a mĂȘme prĂ©cĂ©dĂ© la crĂ©ation des Arches de Verre.

Je n’ai encore rien publiĂ© de ce monde-lĂ  (il existerait bien deux ou trois textes potables mais
).

Je sens avec une intensitĂ© qui me prend de cours l’angoisse d’Alexandre quand il prend conscience que sa mentor est en train de devenir sĂ©nile. J’imagine dĂ©jĂ  les scĂšnes oĂč il perd pied. Je suis de retour sur la PĂ©ninsule, dans la Citadelle de la Docte Dame. Tous mes personnages sont lĂ , ils m’attendaient.

Depuis quelques annĂ©es, j’ai remarquĂ© que je ne me lance dans un projet que si je ressens une Ă©motion puissante pour l’un de mes personnages. Cette Ă©motion sert de porte d’entrĂ©e, mais elle ne dĂ©finit pas nĂ©cessairement la tonalitĂ© du texte. Le synopsis est secondaire, l’idĂ©e peut ĂȘtre vague, mais l’émotion doit ĂȘtre forte.


Dimanche 15 janvier

La fantasy, celle qui fait du trafic de mondes secondaires, m’intĂ©resse de moins en moins. En tant que lecteur, le plus souvent, je n’ai plus la force d’entrer dans les crĂ©ations d’autrui. Je le fais Ă  l’occasion, mais Ă  dose homĂ©opathique et, gĂ©nĂ©ralement, avec une guide que je connais depuis l’adolescence (Le Guin, Lackey, etc.). Je suis allergique aux gros formats. Je n’ai plus la patience ni l’énergie de me consacrer Ă  un roman-fleuve.

Pourquoi, dans ce cas, vouloir imposer au monde ma propre crĂ©ation ? Celle sur laquelle je travaille depuis vingt ans, qui a changĂ© tellement de fois que je me demande ce qu’il reste vraiment du rĂ©cit originel.

Je suis d’avis que ma poĂ©tique doit ĂȘtre en adĂ©quation avec mes goĂ»ts de lecteur
 et les RĂ©cits PĂ©ninsulaires sont certainement Ă  l’opposĂ© de ce que j’écrirais naturellement si je devais les enfanter aujourd’hui.

Quand j’ouvre mes carnets de notes, je cesse aussitĂŽt d’ĂȘtre un Ă©crivain ; je deviens l’archĂ©ologue de mon imaginaire. En somme, c’est un joyeux bordel
 et Ă  l’idĂ©e de devoir actualiser cette matiĂšre difforme et contradictoire, ma rĂ©action immĂ©diate est de dire : no, thank you.


Lundi 16 janvier

Le meilleur moyen de se dĂ©barrasser d’une idĂ©e-parasite est de ne pas lui rĂ©sister. C’est comme avec les abeilles et les guĂȘpes ; plus on agite les bras, plus l’insecte s’agace et vole autour de nous.

*

J’ai dĂ©cidĂ© de faire plaisir Ă  mon esprit capricieux. J’utilise mes pages du matin pour rĂ©flĂ©chir aux RĂ©cits PĂ©ninsulaires. Ça cogite pas mal. Je suis Ă  peu prĂšs certain que ça ne mĂšnera nulle part.


Mardi 17 janvier

La fantasy ne peut donner que l’illusion de la nouveautĂ©. C’est-Ă -dire du rĂ©chauffĂ© amĂ©liorĂ©, car l’ĂȘtre humain dĂ©teste ce qui sort de l’ordinaire. L’originalitĂ© est un miroir aux alouettes : ce qui l’est vraiment n’est pas compris ni apprĂ©ciĂ©. L’autrice novatrice a donc peu de chance d’ĂȘtre soutenue par sa gĂ©nĂ©ration qui sera incapable de la comprendre.

Je ne fais pas ici l’apologie de l’artiste maudite. Je ne vois aucun intĂ©rĂȘt Ă  l’ĂȘtre : connaĂźtre le succĂšs aprĂšs sa mort, la belle affaire. Ça ne profite qu’aux ayants droit, et Ă  la sociĂ©tĂ© plus largement. Pour l’artiste, nada. Être reconnue n’a d’intĂ©rĂȘt que de son vivant. AprĂšs sa mort, it's too little, too late.

Celles qu’on dit « originales » ne le sont pas vraiment : elles se contentent de marier deux idĂ©es que personne n’avait pensĂ© Ă  associer jusqu’alors. Le trĂšs-connu se pare des oripeaux de l’originalitĂ©, mais pas suffisamment pour qu’il devienne mĂ©connaissable. Pour l’apprĂ©cier, on doit le reconnaĂźtre.

*

J’aime la fantasy et l’histoire pour la mĂȘme raison : toutes deux dĂ©centrent notre regard ; elles nous forcent Ă  regarder le rĂ©el diffĂ©remment ; elles nous disent : « ton Ă©vidence n’est pas la rĂšgle ; ton universel ne l’est pas ». Mais toutes deux souffrent des mĂȘmes limites : elles ne peuvent jamais entiĂšrement dĂ©centrer le regard ; si elles le font, on les juge sĂ©vĂšrement et on les rejette.

Les meilleurs ouvrages dans ces deux domaines sont ceux qui parviennent Ă  la limite de l’acceptable, joue avec notre inconfort, mais se retiennent au dernier moment. Ils repoussent un peu les frontiĂšres de ce que l’on juge convenable, mais laisse aux ouvrages futurs le soin d’aller plus loin. Ils se contentent de prĂ©parer le regard de la lectrice pour le changement Ă  venir.

*

À mes yeux, si les littĂ©ratures de l’imaginaire ne produisent aucun effet d’étrangetĂ©, elles Ă©chouent dans leur mission principale. Mais il est vrai que je n’ai jamais vu la SFFF comme une « littĂ©rature-doudou », qui n’existe que pour rĂ©conforter la lectrice.

(Rien de mal avec les « histoires-doudou », j’en consomme beaucoup, mais la SFFF devrait garder sa caractĂ©ristique principale
 Si elle n’apporte rien de plus qu’une histoire rĂ©aliste

1
, what is the point ?)


Mercredi 18 janvier

Je rĂȘve de plus en plus d’une Ă©criture low-cost, intĂ©grĂ©e au quotidien, sans effort, qui n’enflamme pas mon besoin de procrastiner. Une Ă©criture sans enjeu, oĂč la pression de bien faire n’épuise pas l’esprit. En somme, un rapport sain Ă  l’écriture, et donc Ă  la langue.


Jeudi 19 janvier

Les apologistes de la technologie voudraient nous faire croire que nous devons crĂ©er « un second cerveau » (Tiago Forte) afin de stocker davantage d’informations, comme si notre cerveau – le vrai – en Ă©tait incapable. Elles oublient que l’humaine n’est que ce dont elle se souvient.

Notre perception du rĂ©el est une hallucination constante, d’aprĂšs ce que nous disent les neurosciences (Lisa Feldman Barrett, dans How Emotions are Made, emploie le terme de « simulation »). Notre cerveau filtre, interprĂšte la rĂ©alitĂ© d’aprĂšs ses expĂ©riences passĂ©es, ce qui explique pourquoi, par exemple, nous sommes incapables de discriminer certains sons propres Ă  une langue Ă©trangĂšre. Nous ne percevons donc pas le rĂ©el tel qu’il est, mais tel que notre cerveau pense qu’il est ou devrait ĂȘtre.

How Emotions Are Made: The Secret Life of the Brain : Barrett, Lisa  Feldman: Amazon.co.uk: Books

Pour mieux rĂ©flĂ©chir, il faut donc que les informations soient dans notre cerveau, et non pas dans une base de donnĂ©es quelque part sur un serveur. Evidemment, externaliser certains dĂ©tails, surtout dans une sociĂ©tĂ© oĂč l’information est devenue tellement abondante que le problĂšme n’est plus de savoir comment la trouver mais comment la tenir Ă  distance sous peine d’ĂȘtre submergĂ©e, externaliser certains dĂ©tails, disais-je, est certainement une stratĂ©gie indispensable. S’il est vrai que le cerveau peut tout retenir, l’énergie dĂ©pensĂ©e et le temps nĂ©cessaire pour graver un fait dans la mĂ©moire Ă  long terme (5-7 minutes en tout) nous obligent Ă  faire des choix drastiques. Il n’est peut-ĂȘtre pas nĂ©cessaire que je retienne le numĂ©ro de tĂ©lĂ©phone de Mamie Simone, aprĂšs tout.

Toutefois, tout externaliser, dĂ©pendre de Google et d’autres logiciels pour gĂ©rer notre vie quotidienne n’est pas un signe de libĂ©ration, mais d’aliĂ©nation. Nous ne devenons pas des surhumaines, libres de mieux utiliser notre temps, mais des humaines aux compĂ©tences atrophiĂ©es
 Et s’il est indispensable de se faire aider dans certaines tĂąches (je ne pourrai pas faire mon mĂ©tier sans la technologie, par exemple), je trouve dangereux de croire que nous pouvons nous dispenser de faire travailler notre mĂ©moire en dĂ©veloppant un systĂšme alternatif – d’autant plus quand notre mĂ©moire est le fondement de notre identitĂ©.


Samedi 21 janvier

Ce « journal ouvert » me permet de mettre des mots sur des sensations, des impressions, parfois vagues, qui traversent mon esprit.

Je crois savoir, mais je m’aperçois que ce qui m’apparaissait solide n’est que du sable entre mes doigts.

J’observe mes opinions, juge de leur validitĂ©, essaye de les clarifier.

Une fois sur deux (au moins), j’ai tort
 et quelques jours plus tard, j’ai envie de brĂ»ler ce que j’ai Ă©crit ou de tout réécrire. Comme si, Ă  la relecture, ça sonnait faux.

*

L’intĂ©rĂȘt de ce journal rĂ©side dans le fait qu’il sert d’engrais, Ă  mes propres rĂ©flexions comme Ă  celle de la lectrice. Humble food for thought. Il n’a pas pour but d’avoir raison ou d’ĂȘtre didactique. Ces pages ne sont pas un Ă©vangile. Je ne suis pas prophĂšte ; je suis un artisan maladroit de la pensĂ©e.


Dimanche 22 janvier

Le monde du BL thaĂŻ est secouĂ© par un Ă©niĂšme scandale (Build, un des acteurs de KinnPorsche). Le dĂ©roulement de cette crise sur les rĂ©seaux sociaux est un spectacle tout aussi fascinant qu’effrayant. La violence des commentaires ne connaĂźt aucune limite : les conclusions ont Ă©tĂ© tirĂ©es avant mĂȘme que les faits soient connus. (Pour compliquer le tout, le fandom occidental juge Ă  partir de traductions amateures, dont l’exactitude peut facilement ĂȘtre questionnĂ©e.) La chasse aux sorciĂšres a commencé ; peu importe la justice et la mesure. Il faut choisir un camp. N’importe quel camp. Tout de suite.

La vĂ©ritĂ© est relĂ©guĂ©e aux oubliettes, Fama rĂšgne en maĂźtresse : le fantasme est la seule maniĂšre qu’a le fandom (et l’anti-fandom) d’apprĂ©hender la rĂ©alitĂ©.

Le fantasme est excessif et, par dĂ©finition, se moque du rĂ©el. Build est soit un saint, soit un dĂ©mon
 mais rares sont celles qui acceptent qu’il puisse n’ĂȘtre qu’humain (avec ce que cela suppose d’imperfection et d’ambiguĂŻtĂ© morale).

La boĂźte de production, Be On Cloud, est la seule Ă  avoir adoptĂ© la bonne position, celle de la raison : rester le plus neutre possible pendant qu’on mĂšne une enquĂȘte. Plus l’affaire est grave, plus le devoir de neutralitĂ© est primordial. Le communiquĂ© de presse de BOC est une vĂ©ritable masterclasse, mais qui aura peu d’effet, au final : l’humaine ne veut pas ĂȘtre raisonnable ; elle veut du sang.

Notre instinct demeure primitif : nous exigeons des mises Ă  mort rituelles, encore de nos jours. Nous sacrifions tantĂŽt la victime, tantĂŽt le bourreau. Et nous ne connaissons la satiĂ©tĂ© qu’une fois que le sang a Ă©tĂ© versĂ©. J’aimerais bien dire que ce sang doit ĂȘtre mĂ©taphorique, mais nous savons, toi et moi, que je mentirais.


Lundi 23 janvier

Il existe deux chaĂźnes du livre : la traditionnelle (maisons d’édition – diffuseurs - libraires) et l’auto-Ă©dition (AE). Elles se rencontrent parfois, mais elles sont assez diffĂ©rentes dans l’ensemble pour mĂ©riter qu’on les maintienne sĂ©parĂ©es. L’une est lente, rigide, prestigieuse, exclusive ; l’autre rapide, en constante Ă©volution, Ă  la rĂ©putation douteuse, dĂ©mocratique et inclusive. Chacune a des avantages et des inconvĂ©nients, et l’autrice est libre de passer d’une chaĂźne Ă  l’autre selon ses projets et ses attentes. La lectrice qui lit sur format numĂ©rique ne distingue pas trop entre les deux chaĂźnes, car ce qui importe c’est le texte qu’elle veut lire, et non sa fabrication.

Les autrices dĂ©brouillardes (ou minorisĂ©es) prĂ©fĂšrent l’AE, car celle-ci leur offre une plus grande libertĂ© et un profit plus substantiel
 Certaines se professionnalisent si bien que le produit final peut ĂȘtre de qualitĂ© Ă©gale ou supĂ©rieure Ă  ce que propose une maison d’édition (ME).

Étant dĂ©mocratique (c’est-Ă -dire ouverte Ă  toutes sans sĂ©lection), l’AE propose des livres Ă  la qualitĂ© variable (du trĂšs bon au trĂšs mauvais ; du trĂšs bien fait au franchement hideux-aaah-mes-yeux-please-help-me). Parmi les autrices autoĂ©ditĂ©es, il y a une volontĂ© d’amĂ©liorer la qualitĂ© gĂ©nĂ©rale. C’est pourquoi l’entraide est de rigueur. L’AE est une aventure, et c’est quand mĂȘme plus sympa Ă  plusieurs.

*

De plus en plus souvent, je vois passer des injonctions Ă  la professionnalisation. On voudrait que l’autrice autoĂ©ditĂ©e s’entoure d’une Ă©quipe de professionnelles pour faire un travail aussi bon que celui d’une ME. Cette aspiration est louable, et si l’autrice a les moyens financiers de le faire, elle devrait certainement ne pas hĂ©siter. Toutefois, rares sont celles qui peuvent se le permettre. L’AE est intĂ©ressante parce qu’elle est ouverte Ă  toutes, qu’elle permet Ă  des voix qui ne sont pas bankable de se faire entendre. Elle donne mĂȘme Ă  certaines autrices la possibilitĂ© de vivre de leur plume, ce qui serait impossible si elle passait par le circuit traditionnel.

Si l’AE veut asseoir sa rĂ©putation, ce n’est pas en essayant de suivre les rĂšgles de l’édition tradi qu’elle va y arriver. QualitĂ© mise Ă  part (peut-ĂȘtre), essayer d’imiter la chaĂźne tradi, avec la logistique qu’impose une prĂ©sence physique sur le marchĂ© du livre, c’est courir droit Ă  la faillite et au burn-out.

Pour publier son livre, on n’a pas besoin de plusieurs centaines d’euros sur son compte en banque : on peut le faire Ă  peu de frais
 et petit Ă  petit acquĂ©rir les compĂ©tences nĂ©cessaires pour faire mieux la fois suivante.

Ce qui importe davantage, c’est la voix unique de l’autrice ; pas de savoir si son travail Ă©ditorial est aussi bon que celui de Gallimard.

Contrairement Ă  ce que l’on dit, je suis d’avis qu’il vaut mieux miser sur ses forces que travailler sur ses faiblesses (le retour sur investissement est plus important) : l’AE n’est jamais aussi forte que lorsqu’elle se dĂ©tache entiĂšrement de la chaĂźne tradi et fait comme elle l’entend.

*

Quant Ă  celles qui viennent de la chaĂźne tradi nous expliquer comment nous devons conduire notre barque d’autoĂ©ditĂ©e, permettez que nous doutions de vos bonnes intentions



Mardi 24 janvier

Je me demande s’il est possible d’écrire une fantasy qui ne soit pas nostalgique et passĂ©iste, voire rĂ©actionnaire. On voit rarement le changement Ă  l’Ɠuvre dans ce genre, et quand il s’opĂšre c’est pour retourner Ă  un Ă©tat prĂ©cĂ©dent. La rĂ©volution en Fantasy est Ă  prendre au sens premier : revenir Ă  un mĂȘme point, lĂ  oĂč l’on Ă©tait dans le passĂ©.

La Fantasy est rassurante justement, car elle nous promet que, quoiqu’il arrive, nous reviendrons à cet ñge d’or


Je comprends l’attrait d’une telle promesse
 (j’y cĂšde rĂ©guliĂšrement) mais qu’est-ce que cela dit sur nos fantasmes ? Le plus souvent, nous rĂȘvons d’impĂ©ratrices, de reines et d’élues. Nous vouons un culte Ă  des autocrates.

Au fond, les valeurs démocratiques nous ennuient


*

Dans les RĂ©cits PĂ©ninsulaires, j’aimerais habiter cette zone d’inconfort. Je n’ai pas l’ambition de proposer une vision alternative, oĂč il n’y aurait ni princesse ni idole aristocratique, mais je veux explorer la dissonance qui existe entre mes fantasmes littĂ©raires (& ceux du genre dans lequel j’écris) et ma vision politique du monde. À quel point mes personnages (Corydon, en particulier) vont-ils supporter ce monde de privilĂšges, c’est-Ă -dire d’injustices ?


Jeudi 26 janvier

Celle qui dit qu’elle parle « sans accent » dĂ©montre par cette assertion qu’elle ne s’est jamais Ă©coutĂ© parler.
Celle qui croit que les romans qu’elle Ă©crit ne sont pas politiques ignore ce qui sous-tend son imaginaire.

*

Celle qui vit dans la norme habite un cocon tout chaud oĂč l’ignorance de soi (et de la rĂ©alitĂ©) est la rĂšgle. Ignorance bienheureuse qui donne l’illusion que sa vĂ©ritĂ© est une vĂ©ritĂ© universelle, que le problĂšme, s’il existe, vient des autres.

Malheureusement pour elle, la norme n’est jamais fixe : ce qui Ă©tait normal hier ne l’est plus aujourd’hui. Et, jadis au centre du monde, voilĂ  qu’elle se retrouve Ă  la pĂ©riphĂ©rie de celui-ci


Va-t-elle alors pleurnicher, se dĂ©battre, prendre les cieux Ă  tĂ©moin ? Se prĂ©tendre victime d’un monde devenu fou ? Ou prĂ©fĂ©rera-t-elle, pour la premiĂšre fois, regarder autour d’elle et aller explorer ce monde marginal dont elle mĂ©prisait jusqu’alors l’existence ?


Samedi 28 janvier

Ursula K. Le Guin — Conversations on Writing

Ursula K. Le Guin : Le point de vue interne Ă  la troisiĂšme personne est trĂšs semblable Ă  la premiĂšre personne dans le sens oĂč il ne s’agit que d’un seul point de vue. Encore et encore, la fiction contemporaine semble n’utiliser que l’un ou l’autre. (
)

David Naimon : Vous affirmez que le point de vue omniscient est un choix légitime de nos jours.

UKL : Ceux et celles qui ont grandi en lisant la fiction du XVIIIe et du XIXe siĂšcles sont Ă  l’aise avec ce qu’on appelle l’« omniscience ». (
) J’essaye de faire en sorte que les Ă©crivains rĂ©flĂ©chissent davantage Ă  leurs choix, parce qu’il existe de trĂšs beaux points de vue qui ne sont pas utilisĂ©s. D’une certaine maniĂšre, la premiĂšre personne et la troisiĂšme personne en point de vue interne sont les plus faciles, les moins intĂ©ressantes.

Conversations on Writing, pp. 36-38


Dimanche 29 janvier

UKL : Il y a des avantages et des inconvĂ©nients Ă  vivre aussi longtemps, comme c’est mon cas. L’un des avantages, c’est qu’on ne peut pas s’empĂȘcher de regarder une situation sur la longue durĂ©e. Les choses vont et viennent. Ce que l’on prĂ©sente comme la seule maniĂšre possible d’écrire, je vois lĂ  un effet de mode, une tendance – c’est ce qu’il faut Ă©crire tout de suite si l’on veut vendre tout de suite Ă  des Ă©diteurs obnubilĂ©s par le tout de suite. Mais il faut aussi considĂ©rer le long terme. Rien ne vieillit plus mal que la mode de l’annĂ©e derniĂšre.

Conversations on Writing, p. 32

David Naimon et Le Guin enchaĂźnent sur l’usage du prĂ©sent de narration et celui des temps du passĂ©. LG explique que le prĂ©sent est parfaitement adaptĂ© pour les genres Ă  suspense. Mais il ne permet pas d’écrire de grandes fresques qui s’étendent sur plusieurs annĂ©es. Elle appelle le prĂ©sent le « flashlight focus » (le regard lampe de poche) et conclut :

Partir du principe que le prĂ©sent est « maintenant » et que les temps du passĂ© sont littĂ©ralement Ă©loignĂ©s dans le temps, c’est faire preuve de beaucoup de naĂŻvetĂ©. (p.34)

Je m’en suis aperçu quand j’ai composĂ© les Chroniques de Dormeveille, Ă©crites au prĂ©sent et Ă  la premiĂšre personne. J’ai fait les frais de cette double restriction, pour ainsi dire. J’avais l’impression d’avoir pieds et poings liĂ©s. Ce que je pouvais raconter de l’histoire Ă©tait limité  Je ne ferai pas la mĂȘme erreur avec les RĂ©cits PĂ©ninsulaires.

1

Aaah
 Le gros mot !

Share this post

Journal Ouvert - Janvier 2023

enzodaumier.substack.com
Comments
TopNew

No posts

Ready for more?

© 2023 enzo daumier/d.k.n
Privacy ∙ Terms ∙ Collection notice
Start WritingGet the app
Substack is the home for great writing