Tu peux trouver la version éditée complÚte de ce journal sur mon site internet.
La version intĂ©grale (fautes et anglicismes inclus) est disponible dans mon jardin numĂ©rique, Sylves. La publication sây fait au jour le jour.
Jâapplique ici lâorthographe rectifiĂ©e (good-bye les petits accents circonflexes !).
So long!
Enzo
Vendredi 1 septembre
Dans les RĂ©cits PĂ©ninsulaires, le patriarcat nâexiste pas. La sociĂ©tĂ© tendrait davantage vers le matriarcat.Â
TrĂšs tĂŽt, certaines Ă©vidences se sont imposĂ©es Ă moi : par exemple, la pudeur nâest pas une vertu fĂ©minine. Les deux sexes jouissent donc dâune sexualitĂ© libĂ©rĂ©e et dĂ©complexĂ©e : les femmes nâont pas Ă prĂ©tendre (lâinjonction dâĂȘtre une chaudasse respectable nâexiste pas). Elles vivent leur vie sexuelle comme elles lâentendent, sans jugement, aidĂ©es en cela par des moyens de contraception efficaces. Elles peuvent ĂȘtre agressives si elles le souhaitent. Cela dĂ©pend de leur personnalitĂ© et non du rĂŽle gĂ©nĂ©rique quâon leur impose dĂšs la naissance.Â
On attend des hommes quâils fassent usage de tous les outils de la sĂ©duction : vĂȘtements plus variĂ©s, maquillage, etc. Le tout pour attirer lâattention et se dĂ©marquer des autres hommes (une observation rapide du monde animal dĂ©montre que ce sont les mĂąles qui doivent sĂ©duire les femellesâ; ils ont les couleurs les plus extravagantesâ; la femelle choisit qui elle veut parmi ses prĂ©tendants).
La force nâest pas masculine et la douceur nâest pas le propre des femmes. Etc., etc.. Il suffit de regarder ce qui se passe sur Terre et de prendre le contrepied si jâen ai envie. Câest assez simple.
Ce qui me pose problĂšme, ce sont les gays et les lesbiennes. Surtout lâimage, un peu clichĂ© certes, mais assez correcte dans lâensemble, que lâon se fait dâeux : le gay sensible et effĂ©minĂ©, qui aime la mode, et la lesbienne butch, heureuse dâavoir les cheveux courts et de sâhabiller comme un homme. Que leur arrive-t-il sur la PĂ©ninsuleâ? Ces traits de dĂ©marcation se retrouvent-il (mais du coup, Ă lâopposĂ©Â : le gay est sobre et nâattire pas lâattentionâ; la lesbienne aime le maquillage et les habits colorĂ©s â pour schĂ©matiser)â?Â
*
Jâai un problĂšme de dĂ©finition. Je ne sais pas ce quâest lâhomosexualitĂ©. Ă mes yeux, elle va bien au-delĂ de la simple attirance pour son propre sexe : elle sâaccompagne dâune sĂ©rie de comportements, Ă des degrĂ©s variables, qui nous placent aux marges de notre sociĂ©tĂ©. Nous ne semblons pas nous reconnaitre dans lâimage de lâhomme ou de la femme que le groupe nous impose.Â
De nos jours, lâhomosexualitĂ© constitue lâessence de qui nous sommes : elle est tout autant identitaire que sexuelle. Ăa nâa certainement pas toujours Ă©tĂ© le cas⊠mais je pense que cette «âdiffĂ©renceâ» a toujours Ă©tĂ© prĂ©sente.
Comment donc se traduit-elle dans mon mondeâ? Ce qui mâintĂ©resse, ce sont les dĂ©tails pratiques : gestuelles, habits, comportements. Quâest-ce qui active le gaydarâ? I have no idea.
Samedi 2 septembre
Jâai ramenĂ© Consider This de Chuck Palahniuk Ă la bibliothĂšque avant de lâavoir terminĂ©. Jâai dĂ» nâen lire quâun quart. Cet ouvrage sur lâĂ©criture mâest tombĂ© des mains : la preuve, si besoin est, quâil faut choisir ce genre de livres avec beaucoup de prĂ©caution. Il ne faut pas prendre des conseils de nâimporte oĂč ni de n'importe qui. Suivre des enseignements mal adaptĂ©s fait davantage de mal que de rester ignorant.
Je nâai jamais lu les romans de Chuck Palahniuk, mais ce quâil dit sur lâart de raconter des histoires ne me parle absolument pas (jâai dĂ» trouver un ou deux conseils applicables).Â
Jâai parcouru certaines pages avec incrĂ©dulitĂ©, me demandant si on parlait du mĂȘme art. Il aurait pu habiter une autre planĂšte⊠Et peut-ĂȘtre que câest le cas : la littĂ©rature rĂ©aliste, celle qui se prend pour la LittĂ©rature (avec une majuscule), ne partage pas le mĂȘme langage, les mĂȘmes codes, que les littĂ©ratures de genre.Â
Câest un peu comme aller Ă©tudier la cuisine occidentale dans l'espoir de devenir un pro de la cuisine chinoise : ce nâest pas adaptĂ©â; les ingrĂ©dients ne sont pas les mĂȘmes, les gouts diffĂšrent pareillement.
Dimanche 3 septembre
Je travaille dans une universitĂ© anglaise. Au quotidien, je suis entourĂ© de gens dont les diplĂŽmes prouvent quâils sont «âintelligentsâ»⊠Mon expĂ©rience rejoint ce quâaffirme David Robson dans The Intelligence Trap :
«âIntelligent and educated people are less likely to learn from their mistakes, for instance, or take advice from others. (âŠ) And when they do err, they are better able to build elaborate arguments to justify their reasoning, meaning that they become more and more dogmatic in their views. Worse still, they appear to have a bigger âbias blind spotâ, meaning they are less able to recognise the holes in their logic.â»
Lundi 4 septembre
Ayant pris un peu de retard pour la newsletter, j'ai dĂ» relire les entrĂ©es du mois de juillet et d'aout pour prĂ©parer leur publication : c'est en faisant ce travail de partage que je mesure tout l'intĂ©rĂȘt (pour moi) d'Ă©crire un journal au quotidien.Â
Je ne me souvenais plus de ce que j'avais notĂ© au dĂ©but du mois de juillet : l'impression, parfois, de lire un Ă©tranger avec qui je partage des affinitĂ©s de pensĂ©e (ah !). Heureusement, j'Ă©tais toujours en accord avec ce que je disais. Mais je sais qu'il arrivera un jour oĂč ça ne sera pas le cas : le journal est un lieu oĂč l'on est amenĂ© Ă se rĂ©pĂ©ter, mais aussi Ă se contredire.
Mardi 5 septembre
Dans Building a Second Brain, Tiago Forte Ă©crit en passant :Â
âA common challenge for people who are curious and love to learn is that we can fall into the habit of continuously force-feeding ourselves more and more information, but never actually take the next step and apply it.â
*
Dans mon cas, câest tout particuliĂšrement Ă©vident quand je lis des livres de dĂ©veloppement personnel. DĂ©couvrir de nouvelles idĂ©es, de nouvelles façons de voir le monde, ça mâintĂ©resse bien plus que de les tester et les mettre en pratique. Dâailleurs, dans certains cas, il ne me vient mĂȘme pas Ă lâesprit de les intĂ©grer Ă mon quotidien. (Combien dâouvrages sur la mĂ©ditation ai-je lusâ? Est-ce que je mĂ©dite, pour autant, moiâ? Nope...)Â
Paradoxalement, je suis convaincu que toute rĂ©flexion, pour ĂȘtre utile, doit mener Ă lâaction. Quand ce nâest pas le cas, le monde des idĂ©es sâavĂšre stĂ©rile. Nous n'existons que pour interagir avec le rĂ©el.Â
(Je crois avoir assez pesté, ici et ailleurs, contre ces professionnels de la masturbation intellectuelle. Ils me sortent par les yeux.)
Mercredi 6 septembre
âYou are what you consume, and that applies just as much to information as to nutrition.â (Tiago Forte)
*
Je vois Ă quel point Twitter est aussi irrĂ©sistible quâun McDonaldâs : on sait quâon ne devrait pas y aller, car ce quâon y consomme nâest pas terrible, voire franchement mauvais, mais on ne peut pas sâen empĂȘcher.Â
Le dĂ©sir de consommer des choses saines, et donc de prendre soin de nous, est facilement court-circuitĂ©.Â
Que le rĂ©gime soit informatif ou nutritionnel, peu importe : une partie de notre cerveau veut cette junk food. Elle y prend un plaisir malsain, dâautant plus malsain que le monde dans lequel nous vivons en produit une quantitĂ© phĂ©nomĂ©nale.Â
Elle rend notre cerveau malade : il suffit de voir les conspirationnistes (ou la moitiĂ© de la population des Ătats-Unis).Â
Nous connaissons tous des cerveaux en voie de dĂ©liquescence : celui du pĂšre, qui nous envoie des vidĂ©os dĂ©biles sur les risques de la vaccinationâ; celui de la collĂšgue, convaincue que les immigrants en sont aprĂšs son boulotâ; celui du voisin, qui vote pour lâextrĂȘme droite, car, les politiciens, câest bien connu, sont tous des pourrisâŠÂ
Peut-ĂȘtre mĂȘme le nĂŽtreâ! AprĂšs tout, un cerveau malade sâavoue rarement malade.
Jeudi 7 septembre
En ce moment, je suis le «âFamily tripâ» au Japon de lâĂ©curie BL de MAME (#MMYFamilyTrip) : les couples principaux de Wedding Plan et de Love in the Air font partie de ce voyage.
Lâautrice poste plusieurs clips par jour : ce qui me frappe, câest quâon les voit rarement apprĂ©cier le paysage. Ils sont toujours en train de prendre des photos ou des vidĂ©os dâeux. Ils prennent des poses, parfois ridicules, font plusieurs essais jusquâĂ ce quâils soient satisfaits. Câest un travail sans fin. Ils ne semblent vivre que pour les rĂ©seaux sociaux.Â
Je mâinterroge : une fois que les camĂ©ras sont rangĂ©es, cessent-ils eux aussi dâexisterâ?
Vendredi 8 septembre
Accepter la rĂ©alitĂ© telle quâelle est semble ĂȘtre ce quâil y a de plus difficile Ă faire pour lâĂȘtre humain. Peut-ĂȘtre parce que nous vivons tous dans les fantasmes que notre cerveau produit sans cesse.Â
Pour ce dernier, une observation du rĂ©el et un rĂȘve sont exactement de la mĂȘme nature : il sâagit dâune sĂ©rie de signaux neuronaux qui le parcourent. VoilĂ pourquoi certains humains cultivent des pensĂ©es dĂ©lirantes, qui vont Ă lâencontre de ce que notre expĂ©rience du rĂ©el nous dĂ©montre.
*
Il semble que se dĂ©faire de ces illusions, de cette emprise constante de lâĂ©go, soit lâobjectif de la mĂ©ditation et de certaines spiritualitĂ©s, comme le bouddhisme.
Dans notre sociĂ©tĂ© libĂ©rale, oĂč lâindividualisme est Ă©rigĂ© en culte (câest ainsi que le capitalisme divise pour mieux rĂ©gner), lâĂ©go a une place de choix : on le laisse libre de dĂ©lirer autant quâil le souhaite. Câest mĂȘme un devoir que de le renforcer. Mais, ce faisant, on devient lâesclave dâun monstre qui nâest jamais satisfait et quâil faut apaiser par mille offrandes et mille sacrifices.
Jâai lâintuition que câest en remettant lâĂ©go Ă sa place (câest-Ă -dire au mĂȘme rang que les nombreuses «âvoixâ» qui peuplent notre cerveau) quâon devient vraiment soi-mĂȘme. La vraie libertĂ© se trouverait donc, non pas dans lâaffirmation de lâĂ©go, mais dans sa nĂ©gation. Be woke, fuck capitalism!
Samedi 9 septembre
âTo live as an artist is a way of being in the world. A way of perceiving. A practice of paying attention. Refining our sensitivity to tune in to the more subtle notes. Looking for what draws us in and what pushes us away. Noticing what feeling tones arise and where they lead.â
(The Creative Act: A Way of Being de Rick Rubin)
Dimanche 10 septembre
De Becky Chambers, je ne connaissais quâUn psaume pour les recyclĂ©s sauvages, paru chez lâAtalante. Lâunivers me plaisait, mais le rĂ©cit Ă©tait tellement lent que je ne suis pas allĂ© au-delĂ de deux ou trois chapitres
.
Hier, lors dâune visite Ă ma bibliothĂšque de quartier, je suis reparti avec To Be Taught, If Fortunate (VF : Apprendre, si par bonheur), une novella publiĂ©e en 2019, qui raconte lâexploration de plusieurs exoplanĂštes par une petite Ă©quipe de scientifiques (quatre personnages : une narratrice pansexuelle, une lesbienne, un trans et un asexuel). Cette exploration est permise grĂące au somaforming, une mĂ©thode rĂ©volutionnaire qui consiste Ă modifier le corps pour quâil soit adaptĂ© au nouvel environnement de la planĂšte. Quatre planĂštes en tout, quatre rĂ©veils oĂč ils doivent dĂ©couvrir un nouveau corps en plus dâun nouvel environnement.
Il ne se passe pas grand-chose dans cette novella, mais on ne sâennuie Ă aucun moment, tant la narration dâAriadne OâNeill est prenante. Jâai Ă©tĂ© impressionnĂ© par le talent de Becky Chambers. Ă aucun moment, je ne me suis dit que jâaurais pu Ă©crire cette novella : câest certainement lĂ le plus beau compliment quâun auteur puisse faire Ă un·e autre.
Lundi 11 septembre
The Creative Act de Rick Rubin parvient Ă traiter de la crĂ©ation sans pour autant donner de conseils spĂ©cifiques. Ou plutĂŽt, lâauteur sait que chaque artiste est diffĂ©rent·e et quâil lui revient de trouver ce qui fonctionne pour ellui-mĂȘme.
LâArt est un voyage oĂč lâartiste apprend Ă mieux se connaitre. Câest dâailleurs la seule rĂ©compense garantie⊠Lâargent, le statut social, etc., tout cela est incertain, surtout de nos jours oĂč de moins en moins dâartistes parviennent Ă vivre de leur art.Â
Gageons que la situation ne fera quâempirer : nous voyons dĂ©jĂ les artistes visuels se faire dĂ©cimer par les avancĂ©es des IAâ; du cĂŽtĂ© des auteurices, la surproduction dans le secteur du livre les Ă©touffe aussi surement.
Alors, pourquoi se donner la peine de crĂ©er si on ne peut pas en vivreâ? Par curiositĂ©, certainement. Et pour rĂ©pondre Ă un besoin qui va au-delĂ des rĂ©alitĂ©s matĂ©rielles. Je crĂ©e car jâexiste.
Mardi 12 septembre
Ă lâidĂ©e quâiels ne puissent pas vivre de leur Ă©criture, beaucoup de jeunes auteurices se dĂ©sespĂšrent. Ne serait-il pas merveilleux de passer sa vie Ă faire quelque chose que lâon aimeâ? Dâautant plus quand on a lâimpression de nâĂȘtre bon Ă rien dâautreâ?
Mais en rĂ©alitĂ©, câest une bĂ©nĂ©diction dĂ©guisĂ©e : nous ne sommes plus obligĂ©s de nous soumettre aux rĂ©alitĂ©s commerciales qui nous dictent dâĂ©crire dans tel ou tel genre. Puisque lâargent est secondaire, nous sommes libres dâexplorer nos envies et de faire ce quâil nous plait.
Et puisque nous devons jongler sans fin avec notre passion, notre vie professionnelle et notre famille, nous nâavons pas le temps de nous illusionner : si la pratique dâun art ne nous apporte aucun plaisir, câest quâelle nâest pas faite pour nous. La vie est trop courte pour perdre son temps et se rendre malheureux·se.
Mercredi 13 septembre
Dans La vieillesse dâAlexandre, Jacques Roubaud explore les Ă©volutions de lâalexandrin, dâHugo Ă la moitiĂ© du XXe siĂšcle⊠Lâouvrage est, comme on sây attend, technique mais comprĂ©hensible.Â
Je pensais connaitre la versification française, mais en rĂ©alitĂ©, jâignorais tout des rĂšgles qui rĂ©gissent (rĂ©gissaientâ?) lâhĂ©mistiche. Cela ne sâapprend plus Ă lâĂ©cole. Rien de dramatique, serions-nous tentĂ©s de dire, mais Roubaud dĂ©montre quâon ne saisit pas lâoriginalitĂ© dâHugo, de Baudelaire ou de Rimbaud si on ne voit pas les modifications quâils ont opĂ©rĂ©es sur lâalexandrin. Câest comme si une partie du poĂšme nous devenait incomprĂ©hensible.
Mais cela importe-t-il vraimentâ? Ă supposer quâon lise encore ces vieux poĂštes, seule compte lâĂ©motion que leurs poĂšmes suscitent en nous. La poĂ©sie ne devrait pas avoir besoin des outils de la stylistique pour ĂȘtre comprise et apprĂ©ciĂ©e. Jâirai mĂȘme plus loin : dĂšs que câest le cas, elle ne mĂ©rite plus quâon la lise.
Jeudi 14 septembre
Pour apprendre Ă Ă©crire de la poĂ©sie en français, le poĂšte dĂ©butant doit se tourner vers les ouvrages en langue anglaise⊠car, en France, nous sommes obsĂ©dĂ©s par lâidĂ©e de gĂ©nie. Or, tout le monde sait que le gĂ©nie ne sâapprend pas.
Notre pays feint dâignorer que tout art est avant tout un artisanat. Et tout artisanat sâapprend. En rejetant la mystique du gĂ©nie, les artistes anglophones sont libres dâexplorer les techniques, de les dĂ©crire et de les raffiner.Â
Mais les considĂ©rations sur la poĂ©sie anglaise sont trĂšs rarement applicables Ă la nĂŽtre : lâune est tonique, lâautre est syllabique. Deux systĂšmes radicalement diffĂ©rents. Câest un peu comme apprendre la cuisine chinoise en lisant un livre sur la cuisine française.
La seule leçon transposable est bien cette vision artisanale de la poĂ©sie : lâart, Ă©litiste en France, devient dĂ©mocratique quand on quitte les frontiĂšres de lâHexagone. Pour les anglophones, puisque ça sâapprend, tout le monde peut Ă©crire de la poĂ©sie.
Vendredi 15 septembre
Ăvidemment que jâai assez de projets dâĂ©criture sur le feu. Mais il y a toujours moyen de moyenner⊠Et plutĂŽt que de penser Ă une idĂ©e pendant des mois et des mois sans rien faire, jâai dĂ©cidĂ© de tester une nouvelle mĂ©thode : penser le projet en le faisant.
En ce moment, jâai envie de me remettre Ă la poĂ©sie et de mâessayer Ă ce que les anglophones nomment «âspeculative poetryâ», câest-Ă -dire de la poĂ©sie de SFFF. Comme toute idĂ©e qui sort des sentiers battus et va Ă lâencontre des modes actuelles (on Ă©crit depuis les marges ou on nâĂ©crit pasâ!), les doutes sont prĂ©sents dĂšs le dĂ©part⊠Mais plutĂŽt que dâimaginer dans ma tĂȘte ce Ă quoi ça pourrait ressembler, jâai dĂ©cidĂ© quâil valait mieux que je lâĂ©crive. Ou plutĂŽt que jâen note des bouts, des fragmentsâŠ
Peut-ĂȘtre suis-je fatiguĂ© de ces longues rĂ©flexions qui nâaboutissent jamais. De ces prises de tĂȘte sans fin durant lesquelles je tourne et retourne mes idĂ©es dans la crainte de trouver des imperfections.Â
RĂȘver un livre, câest se condamner Ă la dĂ©ception quand on le rĂ©alise. Les mots ne sont jamais aussi beaux quâon se les imaginaitâ; lâeffet Ă la lecture est dĂ©cevant. Tout est plus plat, plus terne. Câest souvent pour cette raison quâon ne finit pas le projet, dâailleurs.
Alors, plutÎt que de bùtir des chùteaux en Espagne, je vais voir si je ne peux pas construire un petit cottage poétique à Sheffield.
Samedi 16 septembre
En lisant un ouvrage de Massimo Pigliucci sur le stoĂŻcisme, je rĂ©alise Ă quel point cette philosophie de vie pratique est promue, de nos jours, par des hommes.Â
Je ne connais quâune seule femme, Antonia Macaro, qui ait aussi Ă©crit un ouvrage grand public sur le sujet (interestingly enough, son livre compare stoĂŻcisme et bouddhisme).
Que seuls des hommes aient Ă©crit sur le stoĂŻcisme dans lâAntiquitĂ© (ou plutĂŽt que seuls des textes Ă©crits par des hommes aient survĂ©cu), ça nâĂ©tonnera personne. Mais quid des femmes de nos joursâ? Est-ce une philosophie trop machoâ? Y a-t-il quelque chose qui dĂ©plait aux femmes (Mary Beard est trĂšs critique envers le stoĂŻcisme) ou qui attire davantage les hommesâ?
Lâexplication la plus simple serait quâhommes et femmes sont intĂ©ressĂ©s Ă Ă©gale mesure, mais que notre sociĂ©tĂ© patriarcale ne donne la parole quâaux hommes, si bien que le StoĂŻcisme contemporain est devenu (ou plutĂŽt : restĂ©) un old boys' club.
Dimanche 17 septembre
Lâautre question qui me travaille en ce moment est la suivante : pourquoi assiste-t-on Ă un renouveau du stoĂŻcisme depuis quelques annĂ©es alors que lâĂ©picurisme est largement ignorĂ©â?Â
Pourtant, ces deux courants de pensĂ©e sont aussi valides lâun que lâautre.
Quây a-t-il dans lâĂ©picurisme qui dĂ©range les self-help boys amĂ©ricainsâ? Est-ce la recherche du plaisir qui effraie ceux qui ont baignĂ© toute leur vie dans la morale protestanteâ?
Lundi 18 septembre
En lisant The Little Book of Humanism, compilĂ© par Andrew Copson et Alice Roberts, je vois mes affinitĂ©s avec ce mouvement sĂ©culaire qui place lâhumain au centre de ses prĂ©occupations et sâĂ©vertue Ă rejeter lâobscurantisme religieux de la sphĂšre publique.Â
FondĂ©e en 1896 en Angleterre, lâassociation «âHumanists UKâ» est trĂšs active. Elle propose une alternative laĂŻque aux modĂšles religieux (mariage, enterrements, etc.) et se bat pour que, entre autres, la House of Lords cesse dâaccueillir des Ă©vĂȘques (lâAngleterre est lâune des deux nations au monde Ă avoir des reprĂ©sentants religieux dans son Parlementâ; lâautre, câest lâIranâŠ).
Ătrangement (!), on ne voit pas Humanists UK partir en croisade contre lâabaya⊠ni le voile.
Mardi 19 septembre
Lâautrice, inspirĂ©e par le stoĂŻcisme (et ce que lâon appelle la dichotomie du contrĂŽle), sait que certains aspects de son Art dĂ©pendent dâelle et dâautres non. Elle ne doit se prĂ©occuper que de la premiĂšre catĂ©gorie au risque dâĂȘtre malheureuse et frustrĂ©e.
*
Ce qui dĂ©pend de soi : le sujet de son histoire, la caractĂ©risation des personnages, le rythme, lâintrigue, les mots que lâon emploie et ceux que lâon rejette, le nombre de sĂ©ances durant lesquelles on Ă©crit ou se relit, le temps et lâĂ©nergie consacrĂ©s Ă son art, le plaisir que lâon y prend, les lectures que lâon fait pour trouver lâinspiration ou sâinformer, le nombre de fois oĂč lâon remet son ouvrage sur le mĂ©tier (vingt fois ou davantage, comme dirait Boileau), le genre du texte, la longueur des phrases, la disposition des paragraphes et la place des virgules.
*
Ce qui ne dĂ©pend pas de soi : sa rĂ©putation, son succĂšs, la rĂ©ception du texte, le nombre de fautes et de coquilles (si, si, je tâassure), la publication de lâouvrage (si Ă©ditĂ© traditionnellement), lâavis des lecteurs et des lectrices, les ventes, les rĂ©compenses et les accolades, la percĂ©e sur les marchĂ©s Ă©trangers, lâadaptation Netflix.
Mercredi 20 septembre
âWhen it comes to the creative process, patience is accepting that the majority of the work we do is out of our control. We canât force greatness to happen. All we can do is invite it in and await it actively. Not anxiously, as this might scare it off. Simply in a state of continual welcoming.â (The Creative Act: A Way of Being, by Rick Rubin)
Jeudi 21 septembre
Dans notre sociĂ©tĂ© oĂč lâinformation est abondante, oublier est aussi important que de se souvenir. Câest mĂȘme devenu bien plus important si on ne veut pas ĂȘtre submergé·e.
Retournement total par rapport Ă ce que nous avons vĂ©cu lorsque nous Ă©tions jeunes (lorsque moi, jâĂ©tais jeune) : durant toute notre scolaritĂ©, on nâa eu de cesse de nous rĂ©pĂ©ter quâil fallait se souvenir de ci ou de ça, car lâinformation Ă©tait une denrĂ©e rare. On ne la trouvait que dans les livres, et les livres que dans les bibliothĂšques.
De nos jours, Google pourvoit jusquâaux dĂ©tails les plus insignifiants. Notre mĂ©moire est augmentĂ©e. Pour un peu, nous nâaurions plus besoin de nous souvenir de quoi que ce soit.
Quand tout est abondant, la curation est ce qui importe le plus : cette capacitĂ© de filtrer des tonnes et des tonnes de contenu pour ne garder quâune seule pĂ©pite.Â
Dans le vaste ocĂ©an de la connaissance, toujours en expansion, nous sommes devenus des baleines qui filtrent lâeau salĂ©e pour ne garder que le krill.
Vendredi 22 septembre
Quand on sent les angoisses revenir, il faut se rappeler quâon ne peut rien faire pour changer le monde â la quasi-totalitĂ© de ce qui se passe sur cette Terre se trouve hors de notre champ dâinfluence.Â
Je peux mâĂ©touffer de colĂšre en entendant la derniĂšre dĂ©cision de notre Premier ministre, dont les mensonges et lâincompĂ©tence rappellent de plus en plus ses deux prĂ©dĂ©cesseurs, mais cette bouffĂ©e dâĂ©motion nĂ©gative nâa aucun effet sur le monde qui mâentoure. Elle nâaffecte que moi.Â
Dans ce cas, il est bon de faire lâautruche : puisque je nâai aucune prise sur la folie du monde extĂ©rieur, je prĂ©fĂšre lâignorer.
Ă chaque pensĂ©e nĂ©gative qui monte en moi, je me rappelle que je ne peux rien y faire⊠et je dĂ©cide de faire confiance Ă lâUnivers : it will all work out in the end. Jâapprends Ă concentrer mes prĂ©occupations sur ce que je peux changer, ce qui dĂ©pend de moi.Â
Le reste nâest que du bruit qui, si jây prĂȘtais trop attention, me ferait du mal.
Samedi 23 septembre
Je suis de plus en plus convaincu que le bien Ă©crire se caractĂ©rise, non pas par la qualitĂ© des mots que lâon emploie, mais par cette capacitĂ© Ă demeurer engageant du dĂ©but jusquâĂ la fin.Â
Câest Ă©videmment une qualitĂ© que ne dĂ©veloppent ni lâĂ©cole ni lâuniversitĂ©, oĂč lâon se donne pour mission de dĂ©moniser certains registres et dâenseigner le jargon de sa spĂ©cialitĂ©.Â
Ces professeurs dâUniversitĂ© qui savent bien Ă©crire, oĂč ont-ils apprisâ? Car, lorsquâon lit leurs collĂšgues qui produisent des textes aussi obscurs quâun trou noir, on comprend que ce nâest pas en rĂ©digeant une thĂšse de doctorat quâon dĂ©veloppe nĂ©cessairement les compĂ©tences du bien Ă©crire.Â
Dans ce cas, le bon style, câest celui qui sait se faire oublier au profit des idĂ©es quâil met en avant.
Dimanche 24 septembre
En ce moment, je lis Aristotleâs Way dâEdith Hall⊠Elle parvient Ă tenir mon intĂ©rĂȘt dĂšs lâouverture de ses chapitres⊠Quelque chose que The Pleasure Principle de Catherine Wilson est incapable de faire. Pourtant, les deux ouvrages, qui sâintĂ©ressent Ă des philosophes antiques (Ăpicure chez Wilson et Aristote chez Hall), partagent la mĂȘme mission : montrer en quoi ces sages de lâAntiquitĂ© grecque peuvent nous aider Ă mener une vie heureuse.
Je suis incapable de dire en quoi Catherine Wilson Ă©choue : tout comme Hall, elle prend des exemples de la vie quotidienneâ; son propos nâest pas seulement thĂ©orique⊠Mais il y a quelque chose dans sa maniĂšre de prĂ©senter ses arguments qui me fait bĂąiller dâennui.
Lundi 25 septembre
Hidden Agenda est la preuve quâun duo dâacteurs connus avec une communautĂ© de fans importante ne suffit pas Ă rendre le projet intĂ©ressant. Il est temps quâune partie de lâindustrie du BL thaĂŻ se rĂ©veille un peu : la complaisance nâa jamais produit de chefs-dâĆuvre ni rapportĂ© beaucoup dâargent.Â
Les fans de BL sont habitué·es Ă la mauvaise qualitĂ©Â : le BL est un exercice de foi avant dâĂȘtre une apprĂ©ciation artistique. Mais Ă mesure que lâindustrie se dĂ©veloppe et que certaines maisons de prod' proposent des projets dâexcellente qualitĂ©, il faut se demander combien de temps encore les fans supporteront ces sĂ©ries oĂč lâintrigue est cousue du fil blanc et les acteurs sont aussi expressifs que des moules passĂ©es au micro-onde.Â
Dans Hidden Agenda, jâai dĂ» arrĂȘter de compter le nombre de scĂšnes oĂč Dunk (dans le rĂŽle de Zo) semble sâennuyer tellement quâil est pour ainsi dire absent de son rĂŽle. Ăvidemment, son partenaire, Joong (qui joue Joke), lâa plus facile : on nâattend jamais du seme quâil soit expressif. Il suffit dâavoir un visage neutre tout du long (et des abdos, nâoublions pas les abdos) pour que ça passe. LâintensitĂ© de lâĂ©motion est rĂ©servĂ©e Ă lâuke, et de ce cĂŽtĂ©-lĂ , la mine boudeuse de Dunk nâa rien laissĂ© filtrer. Joong est parvenu Ă susciter davantage d'Ă©motion avec son visage inexpressif ! Un combleâ!
Mardi 26 septembre
Me suis-je dĂ©jĂ plaint ici du fait quâon ne trouve aucun ouvrage pratique sur la poĂ©sie en françaisâ? Les livres universitaires sont ennuyeux (coucou les ĂlĂ©ments de mĂ©trique française de Jean Mazaleyrat) et nâont que la formation des exĂ©gĂštes et des critiques en tĂȘte.Â
Lâapprenti poĂšte ne sait vers oĂč se tourner : on dirait la situation du jeune romancier au dĂ©but des annĂ©es 2000, quand il nâexistait aucun ouvrage francophone sur la maniĂšre dâĂ©crire un roman.Â
Pire encore, tout ce que lâon sait de la poĂ©sie française est dĂ©modĂ©Â : quand Ăluard (1895-1952) est le plus contemporain des poĂštes que lâon connaisse, il y a comme un problĂšme.Â
Je mens, Ă©videmment, ou plutĂŽt jâexagĂšre : je connais plus contemporain quâĂluard⊠mais ma remarque reste valide. Les anthologies «âcontemporainesâ» prĂ©sentent pour la plupart des auteurs dĂ©jĂ morts (ou sur le point de caner)âŠÂ
On reconnait un secteur moribond Ă son incapacitĂ© Ă diffuser ses productions strictement contemporaines, Ă faire la promotion de sa vitalitĂ©. Si tout ce qui sâĂ©dite est hors de prix et se diffuse sous le manteau, il ne faut pas en vouloir Ă celleux qui apprĂ©cieraient la poĂ©sie dâen dĂ©duire que notre siĂšcle nâen Ă©crit plus.
Mercredi 27 septembre
âCreativity is something you are, not only something you do.â
(The Creative Act: A Way of Being, de Rick Rubin)
Jeudi 28 septembre
Ma routine est ce qui me permet le mieux dâexprimer ma crĂ©ativitĂ©. En ayant une heure fixe Ă laquelle jâĂ©cris, je nâai pas Ă penser, je ne dĂ©pends pas de ma volontĂ©. Câest un rĂ©flexe conditionnel. Je vois lâheure, je vais Ă©crire.
Le plus dur, câest de mettre en place cette routine. Entre la dĂ©cision de lancer un projet et la premiĂšre session de travail, il peut se passer des semaines oĂč je procrastine sans fin jusquâĂ ce que la situation me soit Ă ce point odieuse que je me dĂ©sespĂšre de commencer un jour. Habituellement, aprĂšs cette crise aigĂŒe, je mây mets, la fleur au fusil, comme si rien ne sâĂ©tait passĂ© et que jâignorais jusquâau sens du mot «âprocrastinationâ».
Vendredi 29 septembre
Se rappeler que les seules comparaisons viables quand on pratique son art, ce nâest pas avec les autres, mais avec soi-mĂȘme.
Suis-je meilleur que je ne lâĂ©tais il y a un an, deux ans ou trois ansâ? La crĂ©ation sur laquelle je travaille aujourdâhui, et qui est la seule qui mâimporte, est-elle mieux que la prĂ©cĂ©denteâ?Â
Vais-je de lâavantâ? Ou suis-je en train de stagner, voire pire : de rĂ©gresserâ?
VoilĂ les questions quâil faudrait se poser quand on se trouve dans une de ces humeurs comparatistes.
Samedi 30 septembre
âConsider neutrality. Just do the work and see what comes. If you like a result, accept it graciously, whether it arrives in a sudden flash or after long bouts of difficult, skilled labor.â
(The Creative Act: A Way of Being, de Rick Rubin)