Tu peux trouver la version éditée complÚte de ce journal sur mon site internet.
La version intĂ©grale (fautes et anglicismes inclus) est disponible dans mon jardin numĂ©rique, Sylves. La publication sây fait au jour le jour.
En mois-ci encore, jâemploie le fĂ©minin gĂ©nĂ©rique.
So long!
Enzo
Lundi 6 mars
Comment fait-on pour apprendre une langue parlĂ©e Ă lâautre bout du monde et rester motivé ? Mon seul contact avec le ThaĂŻ se fait Ă travers les sĂ©ries BL que je regarde. En ce moment, je sens ma motivation flĂ©chir⊠et le chinois mandarin et le latin revenir gratter Ă ma porte, tels des amants que jâaurais Ă©conduits et qui ne peuvent pas se passer de moi (une sorte de paraklausithyron linguistique).
Mardi 7 mars
Comment peut-on croire que le fan service des acteurs de BL thaĂŻ soit vrai ? Câest une illusion, une extension dans la vraie vie de leur rĂŽle Ă lâĂ©cran. Câest performatif.
Il est Ă©vident que les deux acteurs ne sortent pas ensemble, et il y a mĂȘme de fortes chances pour quâaucun ne soit gay ou bi.
Et Ă supposer quâils le soient, comment peut-on en conclure quâune relation professionnelle, entre collĂšgues (car câest ce quâils sont : des collĂšgues), doit Ă©galement impliquer une dimension romantique ? Combien de vrais couples accepteraient de se donner ainsi en spectacle devant la camĂ©ra ou la populace ?
*
La vĂ©ritable expression des sentiments ne peut se faire que dans lâintimitĂ©. Il nây aucune sincĂ©ritĂ© possible devant des dizaines ou des centaines de personnes qui viennent assister Ă un spectacle.
Ăvidemment, ils essayent dâĂȘtre le plus sincĂšres possible, mais ils ne sont pas autorisĂ©s Ă montrer les choses telles quâelles sont, câest-Ă -dire la rĂ©alitĂ©.
*
La rĂ©alitĂ©, câest quâil y a des jours oĂč ton mec te gonfle tellement que tu voudrais ne pas le voir, ne pas lui sourire et encore moins le toucher.
La rĂ©alitĂ©, câest que tu aimerais que tes gestes tendres aient une signification et expriment ce que tu ressens Ă ce moment-lĂ . Et non parce quâil est 11 h 30 et que tu as un fan meeting dans le plus grand centre commercial de Bangkok.
Mercredi 8 mars
Je ne sais pas ce que je ferais sans la possibilitĂ© de crĂ©er. Ma vie me semblerait terne (plus terne quâelle ne lâest dĂ©jĂ , je veux dire). Si je nâavais pas lâĂ©criture, je serais obligĂ© de trouver une autre activitĂ© crĂ©atrice : le dessin, la musique, la cuisine, le bricolage, que sais-je. Nâimporte quoi plutĂŽt quâune consommation passive de la vie et du temps. Une activitĂ© qui permette de se retourner et de voir la trace de notre passage, la preuve de notre existence. Une activitĂ© qui fasse sens, qui donne sens Ă ce qui, autrement, nâen aurait pas.
Jeudi 9 mars
Je nâavais jamais entendu parler de Witold Gombrowicz avant de tomber sur une mention de son Journal, dont je lis maintenant le tome 1 (1953-1958).
Deux observations :
la premiĂšre, câest que jâai perdu lâhabitude de lire un français soutenu ; ce nâest pas dĂ©sagrĂ©able, mais câest une sensation Ă©trange (dâautant plus quand mes lectures de jeunesse se rangeaient dans cette catĂ©gorie pour la plupart ; on perd vite lâhabitude. Moi qui Ă©cris ce journal ouvert dans un style relĂąchĂ©, jâen apprĂ©cie dâautant plus les contrastes.) Jâai ainsi appris lâexpression « mot de Cambronne », un euphĂ©misme pour le mot merde. (Heureusement, aujourdâhui, on dit merde et on ne sâen porte pas plus mal.)
la seconde, câest Ă©videmment le sujet des prĂ©occupations de cet exilĂ© en Argentine. En 1953, Gombrowicz est obsĂ©dĂ© par ce qui caractĂ©rise (ou doit caractĂ©riser) la littĂ©rature polonaise, comment elle se positionne (ou doitâŠ) par rapport Ă la littĂ©rature « de lâOuest ». Lecture archĂ©ologique qui semble assez peu sâappliquer aux prĂ©occupations contemporaines (en tout cas, aux miennes). Soixante-dix ans plus tard, cela semble un peu ridicule ; cette passion, cette Ă©nergie dĂ©pensĂ©e pour un combat littĂ©raire rĂ©volu (mais qui Ă©tait aussi politique, Ă©videmment, et les combats politiques mĂ©ritent amplement quâon y consacre temps et Ă©nergie).
Ce Journal mâinvite Ă regarder nos propres obsessions avec un peu de distance, car un jour (dans une gĂ©nĂ©ration ou deux, ou mĂȘme dans dix ans vu comment tout sâaccĂ©lĂšre), on lira nos Ă©crits passionnĂ©s avec le mĂȘme dĂ©tachement teintĂ© dâennui.
Vendredi 10 mars
Il neige depuis mercredi. Ce matin, le paysage est tout blanc. MĂȘme notre route. Les arbres du parc offrent un spectacle tout aussi fascinant que reposant. Ils semblent purs et gracieux. Je ne me lasse pas de les regarder. Tout cela me donne envie dâaller mâinstaller au Canada.
*
Ce matin, jâai Ă©crit mes morning pages en anglais. Quand jâĂ©cris comme je parle, ça ne me demande aucun effort. Il faut bien quâil y ait des avantages Ă vivre dans un pays anglophone depuis plus de dix ans. Mais ce nâest pas du bon anglais, en ce que ma langue maternelle influence ma maniĂšre de dire les choses dans ma langue seconde.
Cette situation est normale. Ăa ne devrait pas me dĂ©ranger : je parle tel que je suis (câest-Ă -dire un Français qui vit en Angleterre â je ne peux nier ni mon passĂ© ni mon identitĂ©).
Malheureusement pour moi, jâai reçu une Ă©ducation française oĂč la puretĂ© de la langue (quelle quâelle soit) doit ĂȘtre respectĂ©e Ă tout prix et oĂč, si lâon est incapable dâatteindre cette ridicule perfection, il vaut mieux se taire.
Ne rien dire (écrire), plutÎt que mal dire (écrire).
Câest la seule raison pour laquelle les Françaises sont mauvaises en langues : non pas quâelles soient plus stupides, mais parce que les blocages sont mis en place dĂšs le plus jeune Ăąge par le systĂšme scolaire.
Il est impossible dâapprendre une langue sans faire des erreurs⊠Et ceci Ă nâimporte quel niveau (mĂȘme avancĂ© â les erreurs sont juste diffĂ©rentes). Si lâon nâaccepte pas le fait que lâon va se tromper Ă un moment ou Ă un autre, il est impossible de progresser. Practice makes perfect, innit?
Dâailleurs, cette obsession de la puretĂ© de la langue est le symptĂŽme dâune nation qui se croit monolingue â et qui considĂšre que le plurilinguisme est une exception, alors quâil sâagit, en rĂ©alitĂ©, de la norme sur notre planĂšte. Si jâavais Ă©tĂ© Ă©levĂ© dans un milieu plurilingue, je nâaurais pas la moitiĂ© des nĂ©vroses linguistiques que je me coltine depuis des annĂ©es. Les Ă©crits de François Grosjean sur le bilinguisme et son expĂ©rience ont Ă©tĂ© une vĂ©ritable rĂ©vĂ©lation. MAIS⊠je nâai pas encore intĂ©riorisĂ© ces rĂ©vĂ©lations. Jâai toujours mes vieux rĂ©flexes, ce sentiment de crainte et dâhorreur Ă lâidĂ©e que jâaie pu commettre une faute ou une maladresse.
Samedi 11 mars
Il doit sâagir dâune forme de procrastination qui se dĂ©roule en deux temps : dâabord une idĂ©e dĂ©raisonnable (par exemple : et si jâabandonnais le thaĂŻ pour revenir au latin ?), au sujet de laquelle je vais argumenter pro et contra pendant une journĂ©e entiĂšre (dans ma tĂȘte), peut-ĂȘtre mĂȘme plusieurs jours dâaffilĂ©e si je me sens en forme ; puis, comme je suis tĂȘtu et peu raisonnable, le pour lâemportera malgrĂ© tous les arguments sensĂ©s que le camp du contre aura patiemment dĂ©veloppĂ©sâŠ
Quelques jours plus tard, au moment dâacter ma dĂ©cision, la rĂ©alitĂ© me frappera de plein fouet et je mâapercevrai que le camp du contre avait raison depuis le dĂ©but, mais jâaurai dĂ©jĂ arrĂȘtĂ© le thaĂŻ (par exemple) et nâaurai aucune envie de mây remettre mĂȘme si jâai changĂ© dâavis et ne veux plus faire de latin.
Notons que câest exactement ce qui sâest passĂ© lâannĂ©e derniĂšre, jour pour jour, avec le chinois. Est-ce que je vais apprendre de mes erreurs ? Non, Ă©videmment que non.
Dimanche 12 mars
Ces derniĂšres annĂ©es, jâai dĂ©veloppĂ© une opinion nĂ©gative au sujet du latin, ce qui me surprend un peu. Il est vrai quâil y a beaucoup de ça dans la communautĂ© des latinistes (en France comme Ă lâĂ©tranger) : câest tradi, scolaire Ă en pleurer, ça pue la naphtaline et la poussiĂšre⊠Le latin est utilisĂ© pour asseoir des valeurs et une vision du monde que je trouve dĂ©testables.
MĂȘme si tout le monde nâaborde pas cette langue, et sa littĂ©rature, avec ce genre dâintentions, on ne lit pas les auteurs latins pour leur engagement en faveur des causes progressistes ou fĂ©ministes.
*
Câest la faute Ă Anne Rice. Si les membres de son Talamasca nâavaient pas Ă©crit leurs rapports en latin classique, je nâen serais pas lĂ . Jâaurais fait du latin au collĂšge, lâaurais peut-ĂȘtre gardĂ© jusquâau bac, et basta, je serais passĂ© Ă autre chose. Je serais directement allĂ© Ă la fac de langues (anglais/espagnol ?), peut-ĂȘtre mĂȘme sans passer par la prĂ©pa (un autre sujet qui me donne de lâurticaire). Ma vie aurait Ă©tĂ© diffĂ©rente, certainement plus saine.
Mais voilĂ , Anne Rice mâa mis cette idĂ©e parasite en tĂȘte, et comme je nâai jamais rĂ©ussi Ă la rĂ©aliser vraiment, elle revient me polluer lâexistence avec une rĂ©gularitĂ© qui me frustre. Câest dâautant plus frustrant que jâai tournĂ© le dos Ă lâenseignement et aux lettres classiques. Il y a peu de chance que jây revienne un jour. Pourquoi donc se faire du mal ?
Lundi 13 mars
JusquâoĂč le conformisme nous fait-il aller ? Quâest-ce qui, dans notre vie, relĂšve de nos goĂ»ts personnels, de nos choix propres ? Existe-t-il seulement quoi que ce soit qui ne soit pas influencĂ© par la sociĂ©tĂ©, la famille, lâenvironnement dans lequel on Ă©volue (quâil soit physique ou numĂ©rique) ?
Notre liberté réside dans le fait de repérer et de remettre en question ces influences, de les rejeter ou de les suivre en connaissance de cause.
Mardi 14 mars
Nous sortons de la nuit hivernale. Les journĂ©es se font plus longues, commencent plus tĂŽt. Je sens mon corps rĂ©pondre Ă lâarrivĂ©e du printemps. Timidement. LâinquiĂ©tude (au sens premier) se met en place, lâhumeur change (pas toujours pour le mieux).
Câest aussi la pĂ©riode oĂč je me dis quâil va falloir se remettre Ă Ă©crire ; ça grogne et soupire Ă lâintĂ©rieur de moi. Jâai envie sans en avoir envie.
Ne peut-on pas retourner en hiver, quand les journĂ©es sont si courtes et si sombres quâon sâexcuse de rester sous la couette ? Non, les saisons avancent sans se soucier de nos prĂ©fĂ©rences et nous les suivons, parfois avec un peu de retard, Ă contrecĆur.
Mercredi 15 mars
Pourquoi nâexistons-nous que dans le regard dâautrui ? Nâest-il pas suffisant dâĂȘtre soi-mĂȘme pour soi-mĂȘme ? La poursuite de la gloire (sous toutes ses formes) ne nous apporte que le malheur. Nous sommes frustrĂ©es quand nous ne lâavons pas ; nous avons peur de la perdre quand nous lâavons atteinte. Câest une course sans fin. Il serait tellement plus simple de rester sur la ligne de dĂ©part⊠mais, mĂȘme quand on sait quâelle ne nous rendra pas heureuses, notre instinct, lâanimal social en nous, se met en mouvement. Il court, il court. Regardez-moi, regardez-moi ! Il se dĂ©sespĂšre dâattirer lâattention des amis, des parents ou de la sociĂ©tĂ© plus largement.
Comment cet ĂȘtre social peut-il espĂ©rer connaĂźtre le bonheur dans une sociĂ©tĂ© qui voue un culte Ă lâindividualisme ?
Jeudi 16 mars
Le plus grand scandale de lâexistence, câest de nâavoir quâune seule chance. Une vie, et câest tout.
Je comprends que de nombreuses sociĂ©tĂ©s Ă travers les siĂšcles aient cru Ă la rĂ©incarnation. Moi aussi, je suis tentĂ© dây croire.
Câest peut-ĂȘtre Ă cause de mon esprit de compĂ©tition : je dĂ©teste (avoir lâimpression de) perdre. Et il semble quâau jeu de la vie, on nâen comprenne les rĂšgles que trop tard. (Dâautant plus dans nos sociĂ©tĂ©s en mouvement oĂč les rĂšgles changent sans quâon nous ait prĂ©venues.)
Ne serait-il pas merveilleux dâavoir plusieurs chances comme dans un jeu vidĂ©o ? Une vie, on essaye ceci ; dans une autre, cela. On change le lieu, le temps, le milieu dans lequel on naĂźt⊠et on essaye de faire mieux, pas simplement de faire au mieux.
Mais quand on a une seule chance, câest facile de tout foirer. Mal faire, ou pire, ne rien faire. GĂącher une existence entiĂšre. Sa vie. La seule que lâon ait. Courir aprĂšs des fantasmes, des fantĂŽmes. Perdre de vue lâessentiel (si seulement on sait ce quâest lâessentielâŠ).
Dimanche 19 mars
On ne supprime pas un mot ; on cesse de lâutiliser (parfois temporairement ou dans le sens quâon lui connaissait). Parce quâil ne correspond plus au goĂ»t du jour. Vouloir garder Ă tout prix une distinction entre « mademoiselle » et « madame », quand lâĂ©quivalent masculin nâexiste plus depuis longtemps, nâest-ce pas vouloir perpĂ©tuer une certaine vision de la sociĂ©té ? Celle qui veut que la femme, pour devenir une femme, passe obligatoirement par le mariage ?
Lundi 20 mars
En rĂ©digeant ma newsletter, je mâaperçois que jâai perdu lâhabitude de critiquer (au sens neutre de « donner un avis ») les sĂ©ries BL. Mon vocabulaire sâest appauvri au point que seuls me viennent les adjectifs « gĂ©nial », « émouvant » ou « original », associĂ©s Ă un adverbe dâintensitĂ©. Jâessaye de creuser, de mettre en place un semblant dâanalyse qui ait du sens, mais rien ne me vient. Le vide.
Il y a dix ans, quand nous publiions, StĂ©phane et moi, plusieurs articles par semaine sur Les Plumes Asthmatiques/LPA, je pouvais Ă©crire des paragraphes entiers. Jâavais un avis sur tout (et surtout un avis, comme on dit). JâĂ©tais aussi capable de suggĂ©rer des amĂ©liorations aux amies qui publiaient chez nous.
Toutes ces compĂ©tences se sont Ă©vaporĂ©es faute de les entretenir. Cette fois, ma plume est vraiment devenue asthmatique : elle sâessouffle ; les idĂ©es lui manquent. Jâai lâimpression dâĂȘtre retournĂ© Ă lâĂ©poque de lâĂ©cole primaire/du collĂšge oĂč dĂ©velopper un avis de dix lignes semblait insurmontable.
Mercredi 22 mars
Il y a quelques annĂ©es, Instagram a permis lâĂ©mergence dâune nouvelle gĂ©nĂ©ration de poĂ©tesses, que lâon a surnommĂ©es, non sans un certain mĂ©pris, des instapoets (mais lâinsulte devient souvent un badge dâhonneur, nâest-ce pas ?). Elles ont utilisĂ© cette nouvelle plateforme pour faire entendre leur voix et partager leurs expĂ©riences â fĂ©minines comme fĂ©ministes.
Il y avait un besoin parmi les lectrices que personne nâavait soupçonnĂ© jusquâĂ ce que Rupi Kaur, Amanda Lovelace, Lang Leav ou Nikita Gill ne dĂ©barquent. Elles ont eu un succĂšs commercial Ă©tonnant.
Toutes celles qui gĂ©missaient de ce que la poĂ©sie, moribonde, ne vendait pas, ont dĂ©couvert que les gens aimaient encore la poĂ©sie, la forme brĂšve, mais peut-ĂȘtre pas une certaine poĂ©sie : celle quâon nous gave sur les bancs de lâĂ©cole et qui nous donne de lâurticaire Ă la simple mention de son nom.
Que les textes puissent ĂȘtre simples, faciles Ă lire, en somme dĂ©mocratiques, a irritĂ© les grincheuses, les gatekeepers de la PoĂ©sie (avec une majuscule), qui prĂ©fĂšrent tuer leur amour plutĂŽt que de le partager avec le plus grand nombre. Comble de lâhorreur, ces poĂšmes-apoĂ©tiques Ă©taient Ă©crits par des femmes (pas seulement, il est vrai, car Atticus ou Tyler Knott Gregson ont aussi eu beaucoup de succĂšs), pour des femmes, parlant souvent de problĂšmes de femmes.
La critique misogyne sâen est donnĂ© Ă cĆur joie, dĂ©montrant, si besoin est, quâelle Ă©tait incapable de comprendre, en ce dĂ©but du XXIe siĂšcle, que lâexpĂ©rience fĂ©minine contient autant dâuniversalitĂ© que lâexpĂ©rience masculine.
Samedi 25 mars
Je sens que câest le printemps, car mon esprit bouillonne dĂ©jĂ dâenvies, parfois contradictoires, souvent Ă©phĂ©mĂšres.
Je nâaime pas cette saison, car câest la pĂ©riode oĂč je me fatigue le plus. Ăa cogite, ça gamberge, ça va Ă 120 km/h. Ăa se dĂ©sespĂšre, je me dĂ©sespĂšre, car je suis incapable de me dĂ©cider et de mây tenir.
Je veux Ă©crire en anglais, lire du latin, me remettre au mandarin, continuer le thaĂŻ, Ă©crire mes RĂ©cits PĂ©ninsulaires, retourner Ă la poĂ©sie, poursuivre ce journal, commencer le dessin, pratiquer le Qi Gong⊠Câest sans fin et je ne fais rien, je me contente de fantasmer sur ce que je pourrais faire. Le degrĂ© ultime de la procrastination. Je pourrais passer ma vie Ă ce petit jeu.
Dimanche 26 mars
Je pense que je finirai par me satisfaire dâavoir Ă©crit une Ćuvre mineure. Adolescent et jeune adulte, je rĂȘvais de gloire littĂ©raire⊠mais les choix que jâai faits ces derniĂšres annĂ©es mâen Ă©loignent. Je suis Ă deux doigts de les assumer sans regret.
Jâessaye dâĂ©crire au plus prĂšs de ce que je suis : un Ă©crivain des marges⊠Celles qui restent Ă la pĂ©riphĂ©rie ne sont jamais au centre de lâattention. Radicalement queer, si je devais jouer le jeu, jâai lâimpression que je devrais me dĂ©dire, devenir qui je ne suis pas. Je refuse dâavancer masquĂ©.
Je vais essayer de tracer mon chemin, sans trop me soucier des modes. Faire de mon mieux dans la limite de mes capacitĂ©s (lâĂ©criture nâest pas mon activitĂ© principale, il est dĂ©raisonnable de se comporter comme si câĂ©tait le cas).
Lundi 27 mars
Le poÚte Tyler Knott Gregson demande dans sa newsletter : Is social media the byproduct of human beings becoming more and more selfish, OR, is the fact that human beings are selfish the reason why social media was created at all?
Sa rĂ©ponse est que lâĂȘtre humain est Ă©goĂŻste et quâil faudrait que nous arrĂȘtions de diaboliser lâoutil ou la technologie (= les rĂ©seaux sociaux).
*
Moi aussi, je me suis posé la question ces derniÚres années, mais ma conclusion est quelque peu différente :
Je suis convaincu que lâĂȘtre humain est bon (cf. HumanitĂ©, une histoire optimiste de Rutger Bregman), mais il a un sĂ©rieux problĂšme. Câest un ĂȘtre grĂ©gaire qui prĂ©fĂšre croire Ă des histoires plutĂŽt que de regarder la rĂ©alitĂ© telle quâelle est. Il cĂšde facilement Ă la pression du groupe. (Si ses amies affirment que x est lâennemie, x sera lâennemie ; il devient acceptable de la tuer â mĂ©taphoriquement ou littĂ©ralement). Il perd facilement de vue ce qui fait son humanitĂ©.
Les rĂ©seaux sociaux nous manipulent pour nous vendre de la publicitĂ©. Notre cerveau comprend trĂšs vite que pour avoir des likes, des retweets et autres boosters de dopamine, il faut sâexprimer dâune certaine maniĂšre. Il est de bon ton dâĂȘtre furieuse, violente ou pessimiste.
Par exemple, tout le monde reconnaĂźt que Twitter est toxique, mais la majoritĂ© reste sur Twitter car câest lĂ que les gens (les amies, la famille, sa tribu) se trouvent. LâexpĂ©rience est mauvaise, nous ne nous y sentons pas bien, mais nous revenons, encore et encore, non pas parce que nous sommes Ă©goĂŻstes, mais parce que nous sommes des ĂȘtres sociaux.
Les RS ont Ă©tĂ© créés pour mettre les gens en contact sans se soucier de la distance qui les sĂ©pare⊠ils sont devenus ce quâils sont parce quâil fallait monĂ©tiser ce produit. Pour obtenir le maximum dâengagement, les crĂ©ateurs de ces espaces ont manipulĂ© nos rĂ©actions. Il est devenu acceptable de faire des choses quâon nâaurait pas acceptĂ©es dans la vie rĂ©elle. Ils ont modifiĂ© les histoires que nous nous racontons pour satisfaire les intĂ©rĂȘts dâune minoritĂ©.
Ces gens-lĂ sont-ils assoiffĂ©s dâargent ? Bien sĂ»r.
Toutefois, les RS que nous avons de nos jours nâont pas Ă©tĂ© créés Ă lâimage de lâĂȘtre humain. Leurs effets sur nos sociĂ©tĂ©s sont rĂ©els, mais ne cĂ©dons pas au misĂ©rabilisme ambiant qui voudrait nous faire croire que lâĂȘtre humain a tous les dĂ©fauts du monde, que sa nature est vicieuse et ne changera donc jamais.
Nous pouvons dĂ©cider de nous focaliser sur la violence et la cruautĂ© humaines : nous les verrons sâexprimer partout ; elles existent bien, il ne sert Ă rien de le nier. Chaque jour, une industrie entiĂšre (les mĂ©dias) fait son beurre en nous montrant les pires horreurs qui existent sur Terre.
Mais il nous suffit dâouvrir les yeux et dâobserver sans prĂ©jugĂ©s pour voir tout autant, sinon plus, dâactes de bienveillance et de gentillesse, souvent mĂȘme entre gens qui ne se connaissent pas.
Puisque nous sommes incapables de voir la rĂ©alitĂ© telle quâelle est et que nous avons besoin de nous raconter des histoires (câest ainsi que nous sommes faites), laquelle va-t-on accepter de croire ?
Mardi 28 mars
« Faire sens » a Ă©tĂ© le premier anglicisme que jâai fait, et ce, trĂšs peu de temps aprĂšs mon installation Ă Londres.
Plus dâune dĂ©cennie plus tard, câest tellement ancrĂ© dans ma cervelle quâil me faut faire un effort conscient afin de trouver lâĂ©quivalent correct en français (avoir du sens, prendre du sens, etc.). Et mĂȘme quand jâemploie la bonne expression, mon intuition de la langue me souffle que « faire sens », câest quand mĂȘme mieux. (Un signe que je ne peux plus faire confiance Ă mon « oreille interne », car elle me trahit de plus en plus souvent.)
Jâapprends que je ne suis pas le seul Ă lâemployer. Toutes mes sources affirment que dire « faire sens », ça « pose problĂšme » (une autre expression qui dĂ©sespĂšre les prescriptivistes et les reprĂ©sentantes du bon usage).
Les QuĂ©bĂ©coises ont remarquĂ© lâinfluence de lâanglais « make sense » (elles emploient, quant Ă elles, faire du sens) et classent lâexpression dans les « emprunts syntaxiques ».
Le Figaro, pour sa part, semble ignorer ce lien avec lâanglais (parlent-ils seulement anglais ?) et nâexplique mĂȘme pas que lâexpression se trouvait dĂ©jĂ en moyen français au sens dâ« agir sensĂ©ment ».
Toutes sâaccordent pour dĂ©conseiller lâusage de faire sens/faire du sens. Soit. Nous verrons qui lâemportera au final : lâusage ou la prescription.
Mercredi 29 mars
De nos jours, si on veut écrire de la fiction, on a accÚs à de nombreux conseils sur internet ou dans les librairies. Tout est expliqué, analysé, glosé. Tout se contredit, évidemment.
Le conseil, qui me semble le plus pernicieux, peut-ĂȘtre parce quâil est vrai dans une certaine mesure, est celui qui touche Ă la professionnalisation de lâĂ©criture. On dit Ă lâamatrice quâelle doit se comporter comme une pro afin de le devenir. Si elle veut rĂ©ussir dans son art, elle doit y consacrer beaucoup dâĂ©nergie, dĂ©velopper des compĂ©tences de haut niveau, considĂ©rer ce passe-temps comme son mĂ©tier principal (mais ce nâest pas celui-lĂ qui paiera ses factures et la fera vivre). Toute trace dâamateurisme dans sa pratique augmentera les risques dâĂ©chec.
SimplifiĂ©, le raisonnement est celui-ci : si elle ne prend pas lâĂ©criture au sĂ©rieux, comment lâĂ©criture pourrait-elle la prendre au sĂ©rieux ?
Les rĂ©alitĂ©s du mĂ©tier sont telles que seule une petite minoritĂ© parviendra Ă vivre de sa plume : mal en plus, car, Ă moins dâĂȘtre lâexception qui confirme la rĂšgle (Musso, Dicker, Da Costa, Grimaldi...), lâĂ©criture ne paie pas (lâargent est lĂ , mais il va dans dâautres poches que celles de lâautrice).
Pour devenir Musso ou Grimaldi, il est Ă©vident que lâamateurisme nâa pas sa place dans nos pratiques. Toutefois, se comporter comme une pro de lâĂ©criture ne garantit pas plus quâon sera le prochain Musso. Dâailleurs, les statistiques sont contre nous : la majoritĂ© va Ă©chouer, peu importe le temps et lâĂ©nergie quâelle y aura consacrĂ©s.
Du coup, en prenant en compte le contexte dans lequel nous évoluons, est-ce que ce type de conseils est raisonnable ? Non.
Peut-ĂȘtre, le meilleur conseil pour notre bien-ĂȘtre et notre Ă©panouissement sur le long terme serait de rester dans la sphĂšre de lâamateurisme le plus longtemps possible. Non pas dans le sens oĂč nous devrions nous satisfaire de notre mĂ©diocritĂ© (lâamatrice vs la pro), mais dans le sens premier du terme : lâamatrice, celle qui aime. Dans le contexte actuel, il serait plus sage que nous apprenions Ă aimer le processus lui-mĂȘme, lâacte dâĂ©crire, car câest la seule joie, le seul succĂšs qui nous sera garanti.
Mais si nous sommes incapables de lâaimer (dans les mauvaises conditions, lâĂ©criture peut ĂȘtre une torture), le meilleur conseil que lâon puisse nous donner, le plus bienveillant, est celui dâaller voir ailleurs.
Jeudi 30 mars
Ajout Ă mes remarques dâhier :
Lâamateurisme nous permet aussi de refuser toute concession avec les rĂ©alitĂ©s du marchĂ© si nous en avons envie : puisque nous ne gagnons pas notre vie avec nos Ă©crits, pourquoi devrait-on Ă©crire dans tel genre plutĂŽt que tel autre, de telle ou telle maniĂšre ?
Nous faisons ces concessions parfois de maniÚre inconsciente, pensant que nous serons lues davantage si nous produisons ce que le marché ou la société réclament.
Lâamateurisme nâest pas une excuse pour produire des textes de mauvaise qualitĂ©. Face au pro qui doit faire le nĂ©cessaire pour gagner sa vie, lâamatrice peut dire : jâĂ©cris ce texte pour me faire plaisir, mĂȘme si peu de personnes ne voudront le lire et quâil ne rapportera aucun centime. Elle accorde davantage de valeurs Ă son Ă©panouissement dâartiste quâaux desiderata du marchĂ©. Elle peut ĂȘtre tout aussi exigeante et ambitieuse que la pro, mais le rapport quâelle entretient avec son art est diffĂ©rent (pas nĂ©cessairement mieux, simplement diffĂ©rent).
Peut-ĂȘtre aura-t-elle un jour assez de chance pour devenir pro (car il sâagit toujours dâune question de chance, mĂȘme quand on a travaillĂ© aussi dur que la collĂšgue pour y arriver), mais en attendant, lâenjeu est ailleurs, le regard portĂ© sur sa pratique est diffĂ©rent.
Dans un monde qui veut nous faire croire que tout peut devenir un side hustle (activitĂ© secondaire lucrative) et quâil faut donc avoir une mentalitĂ© entrepreneuriale dans tous les aspects de notre vie, il est temps que nous redorions le blason de lâamateurisme.