Tu peux trouver la version éditée complÚte de ce journal sur mon site internet.
La version intĂ©grale (fautes et anglicismes inclus) est disponible dans mon jardin numĂ©rique, Sylves. La publication sây fait au jour le jour.
So long!
Enzo
Lundi 3 avril
Si je vis suffisamment longtemps, jâaimerais ĂȘtre comme ces sĂ©niors qui sont anarchistes, radicaux, dĂ©sobligeants, ouverts dâesprit, progressistes, optimistes, et qui se dĂ©lectent de voir la jeunesse bĂątir le monde de demain sans amertume ni nostalgie du passĂ©. En somme, je ne veux pas finir vieux con, mĂȘme si je sens quâil me serait facile de le devenir.
Je souhaite que les dĂ©ceptions de la vie nâĂ©rodent pas ma bienveillance et ma gĂ©nĂ©rositĂ© dâesprit. Si je devais mener un seul combat, ce serait contre lâaigreur qui sâinstalle avec lâĂąge.
Mardi 4 avril
Ă nouveau, je succombe au plaisir onaniste de la crĂ©ation dâun monde secondaire : je pourrais y passer tout mon temps libre et perdre de vue la finalitĂ© de cette pratique. CrĂ©er un monde ex nihilo sans se donner la peine dâĂ©crire les histoires auxquelles il est supposĂ© offrir un cadre.
Ces rĂ©flexions ne valent la peine que si elles sont suivies des faits. En somme, si elles ne sont pas stĂ©riles, si elles servent lâacte dâĂ©crire.
*
Peut-on envisager une civilisation moderne qui ne serait pas passĂ©e par une rĂ©volution industrielle ? Peut-on imaginer la modernitĂ© sans ses avancĂ©es technologiques ? Pour jauger un monde imaginaire, savoir sâil est vraisemblable, nous en sommes rĂ©duits Ă le comparer au seul que nous connaissons. Jâenvie les auteurices qui semblent capables, par la seule puissance de leur imagination, de sortir des limites que ce monde-ci nous impose.
Mercredi 5 avril
Selon mon profil psychologique (fourni par mon travail, merci pour ce petit cadeau), mon Myers Briggs Type Indicator est INFJ, ce qui signifie que je suis orienté vers : Introversion, Intuitive, Feeling, Judging (Introversion, Intuition, Sentiment, Jugement).
Si les CorĂ©ens sont fanas du Myers Briggs et semblent tout comprendre dĂšs quâils entendent ces quatre lettres, dans mon cas, ça ressemble davantage Ă un code dont seule la premiĂšre clef me serait intelligible : introversion.
*
Susan Cain cherche Ă attĂ©nuer la culpabilitĂ© que nous Ă©prouvons en vivant dans une sociĂ©tĂ© qui valorise principalement lâextraversion, câest lĂ tout lâintĂ©rĂȘt de Quiet. MĂȘme si je ne vis pas aux Ătats-Unis (oĂč tout est pire, semble-t-il), la culture occidentale, mĂȘme en Europe, surestime la valeur des extravertis et voudrait que les introvertis cessent de lâĂȘtre, nous donnant lâimpression de ne jamais ĂȘtre assez. Pour quâune sociĂ©tĂ© vive en harmonie, soit rĂ©ellement riche, il faut que tous ceux et celles qui la composent soient respectĂ©s et valorisĂ©s â câest ça, lâinclusion. (I know, I know⊠Je suis un dangereux wokiste.)
Vendredi 7 avril
Quand nous allons au Costa ou au Starbucks du coin, D. & moi rĂȘvons Ă ce que nous ferons dans quelques annĂ©es.
Sheffield fait office de lieu de rĂ©sidence temporaire, nous ne nous y voyons pas sur le long terme. Un dĂ©mĂ©nagement finira par avoir lieu : quand et vers oĂč ? Câest un mystĂšre. Jâaimerais tenter un autre pays, voire un autre continent, mĂȘme si je sais que la vie nây est pas meilleure. On peut changer lâenvironnement, mais on embarque toujours son cerveau (et donc ses problĂšmes) avec soi.
Ma vie Ă Sheffield ne mâinspire pas. Elle est trĂšs confortable (au point que je pourrais ĂȘtre ici dans dix ans), mais elle ne me fait pas rĂȘver. Or, jâai besoin dâenchanter mon quotidien pour le supporter. Sheffield, gris et industriel, se refuse Ă toute forme dâenchantement. Et la tyrannie du Brexitland, depuis quelques annĂ©es, empĂȘche que lâon sây sente bien.
Samedi 8 avril
Toujours beaucoup de joie quand je visite Lincoln, en particulier la ville haute. Pendant quelques heures, je rĂȘve dây habiter. Cette ville (Ă une heure de Sheffield) me rappelle Oxford, câest certainement la raison pour laquelle jây suis Ă ce point attachĂ©. Je la prĂ©fĂšre Ă York, qui a lâinconvĂ©nient dâĂȘtre extrĂȘmement touristique.
Quand on vit au quotidien dans un endroit, il faut se mĂ©fier du tourisme. Le centre-ville dâOxford, passĂ© 11 heures, nâĂ©tait plus frĂ©quentable, surtout en Ă©tĂ©, quand les hordes de touristes dĂ©barquaient par bus entiers. Je dĂ©teste les foules. Heureusement, nous Ă©tions matinaux et visitions les magasins et la bibliothĂšque municipale dĂšs leur ouverture. Dans quelques mois, ça fera cinq ans que jâai quittĂ© Oxford et que je nây ai pas remis les pieds : Ă lâoccasion, on parle dâaller y passer la journĂ©e, voir une expo Ă lâAshmolean, se balader dans des petites rues (et rĂȘver de Dormeveille College).
Dimanche 9 avril
Est-ce que je radoteâ? Aujourdâhui, je vais Ă©diter le journal du mois de mars, ce qui me permettra de le vĂ©rifier⊠mais comme jâai oubliĂ© ce que je disais en janvier et en fĂ©vrier, cette vĂ©rification ne sera peut-ĂȘtre pas concluante. JâespĂšre que les lecteurices ont une mĂ©moire aussi mauvaise que la mienne⊠ou plutĂŽt quâiels sâen fichent un peu, me lisant entre deux tweets ou posts Facebook, sans grande attention (seule maniĂšre agrĂ©able de lire ce journal quand on nâen est pas lâauteur).
Lundi 10 avril
Sarah Manguso, dans Ongoingness: The End of a Diary, dĂ©crit lâexpĂ©rience de tenir un journal sans jamais le citer. Ă moins de cent pages, ça peut se lire dâune traite. Lâautrice se dĂ©voile sans se dĂ©voiler. Câest le genre de littĂ©rature qui, par sa forme mĂȘme, ne saurait ĂȘtre populaire : notre sociĂ©tĂ© aime la littĂ©rature qui se vend au poids. La briĂšvetĂ© lui est suspicieuse.
Mardi 11 avril
Je nâaurai rien fait de ces quelques jours de vacances. Rien dâutile, ou que je juge utile. (Se reposer sent le soufre.)Â
Mon iPad est devenu mon meilleur ami : je regarde toutes mes sĂ©ries asiatiques sur ce petit Ă©cran. (La tablette Ă©tait chĂšre, mais câest le meilleur investissement que jâai fait. Aucun regret.)Â
Ces sĂ©ries me procurent tellement de joies, de plaisirs, mais aussi beaucoup de peine, car je nâĂ©prouve plus (ou trĂšs rarement) le besoin de lire ou dâĂ©crire de la fiction. Comme si jâĂ©tais devenu quelquâun dâautre, avec des goĂ»ts diffĂ©rents, avec une maniĂšre de passer son temps diffĂ©remment, mais qui a gardĂ© les rĂȘves de celui qui lâhabitait avant.Â
Je me souviendrai de ces annĂ©es comme celles dâune transition inquiĂšte oĂč je suis devenu qui je ne connaissais pas encore.
Mercredi 12 avril
Jâaime les 300 Arguments de Sarah Manguso, une collection dâaphorismes. Je mesure Ă quel point jâai changĂ© depuis mes dix-huit ans.Â
Ă lâĂ©poque, le prof de littĂ©rature dâHypochartes (Who Shall Not Be Named) nous avait fait travailler sur la forme brĂšve : Quignard, Georges Perros, les romantiques allemands. JâĂ©tais un lecteur de romansâ; jâai abordĂ© ces recherches et ces lectures avec beaucoup de rĂ©ticence⊠ne comprenant quâassez peu lâintĂ©rĂȘt du sujet.
Mais voilĂ que je suis maintenant fascinĂ© par tous ces textes courts, des aphorismes aux poĂšmes. Peut-ĂȘtre parce que la forme brĂšve est dans lâair du temps (SMS, WhatsApp, Twitter)â; peut-ĂȘtre parce quâils me semblent plus faciles Ă Ă©crire.
Plus rapides en tout cas, car la facilitĂ© est une illusion : le roman permet lâĂ -peu-prĂšs, lâimpose mĂȘmeâ; on Ă©crit au kilo. Ce qui est court doit ĂȘtre prĂ©cis, chirurgical. Mais je me fiche du degrĂ© de difficultĂ© rĂ©el tant que je succombe Ă cette illusion : jâai besoin de croire que je peux y arriver. Quand je lis Sarah Manguso, je me dis moi aussi, je peux y arriver. Il ne mâen faut pas plus pour vouloir faire de mĂȘme.
*
« A great photographer insists on writing poems. A brilliant essayist insists on writing novels. A singer with a voice like an angel insists on singing only her own, terrible songs. So when people tell me I should try to write this or that thing I donât want to write, I know what they mean. » (Sarah Manguso, premier âargumentâ)
Jeudi 13 avril
Il existe trois maniĂšres dâapprĂ©hender le monde : la magie, la religion et la science. Il semble quâelles soient apparues dans cet ordre, les deux derniĂšres sur le tard (trĂšs tard).
La magie nâest pas un ensemble de tours de passe-passe, de tricks, dâillusions. Câest un systĂšme rationnel qui met lâĂȘtre humain au cĆur de lâunivers et lâunivers au cĆur de lâĂȘtre humain. La science, pour sa part, dĂ©tache lâhumain de ce qui lâentoure : les liens sont coupĂ©s, car les lois de la nature existent avec ou sans nous.
Beaucoup sâinsurgeront du fait quâon puisse parler de la magie comme dâun « systĂšme rationnel », car, dans nos sociĂ©tĂ©s occidentales, nous la rĂ©duisons souvent Ă des superstitions irrationnelles.Â
Mais rationnel ne veut pas dire vrai (la science, aussi, peut ĂȘtre dans le faux, dâailleurs, son histoire nous le prouve constamment). La magie (astrologie, alchimie, etc.) fonctionne selon une logique propre, souvent transactionnelle (« Y ou Z adviendra si je fais X »). Pendant des siĂšcles, elle a Ă©tĂ© prise trĂšs au sĂ©rieux par nos intellectuels, ceux que lâon considĂšre comme les pionniers de la Science. Câest ainsi que Newton a passĂ© sa vie plongĂ© dans les traitĂ©s dâalchimieâŠ
Magie, religion et science ne sont donc pas mutuellement exclusives, mais peuvent se chevaucher, mĂȘme encore de nos jours. Je trouve ce fait fascinant.
Vendredi 14 avril
Je traverse une phase japonaise : depuis la semaine derniĂšre, je dĂ©vore des sĂ©ries nipponnes sans mâarrĂȘter. Principalement des sĂ©ries romantiques (est-on surprisâ?). Quel pays, quelle production intĂ©ressanteâ!Â
Je regarde un Ă©pisode et je me dis quâil nâaurait pas pu ĂȘtre imaginĂ© ailleurs.Â
Ils explorent tous les tabous imaginables, toutes les situations awkward. Ils osent. En purs crĂ©atifs, ils ne rejettent aucune idĂ©e, aucune intrigue de peur quâelle soit inacceptable ou inconvenante.Â
Leur politiquement correct nâest pas le nĂŽtre : difficile de savoir ce qui est acceptable lĂ -bas, mais il est clair que leur art est fait pour explorer cette zone dâinconfort.Â
Jâaime leurs personnages qui se comportent de maniĂšre ambiguĂ«, qui interrogent nos valeurs morales (et les leurs). Il y a quelque chose de rĂ©solument humain en eux : ils ne sont jamais Ă la hauteur des attentes de la sociĂ©tĂ©â; ils Ă©chouent constamment Ă ĂȘtre « normaux ».
Leur mentalitĂ© insulaire me fascine pareillement. LĂ oĂč la ThaĂŻlande et la CorĂ©e du Sud sont ouvertes sur le monde (les personnages qui Ă©migrent, ou ont Ă©migrĂ©, ne sont pas rares), le Japon se suffit Ă lui-mĂȘme. Câest peut-ĂȘtre lĂ ce que jâadmire le plus : une culture qui est sĂ»re dâelle, mĂȘme dans ses comportements les plus nĂ©vrotiques.
Samedi 15 avril
Une fois que jâai quittĂ© une ville pour aller habiter ailleurs, je nâĂ©prouve pas le besoin de la visiter.Â
Paris, Londres, Oxford.Â
Ă chaque fois, je suis passĂ© Ă autre chose, si bien que, sans certaines obligations (rendre visite Ă des amis, rendez-vous mĂ©dicaux, etc.), je nây mettrais pas les pieds.Â
Jâai goĂ»tĂ© Ă Paris, jâai goĂ»tĂ© Ă Londres, jây ai certainement Ă©tĂ© heureux⊠mais la vie dans ces capitales ne me manque pas. LâidĂ©e dây vivre Ă nouveau me rĂ©vulserait presque.Â
Ce serait comme revenir sur ses pas, cesser dâaller de lâavant, retourner sur les lieux dâun crime, lĂ oĂč les rĂȘves sont morts avant de pouvoir se rĂ©aliser.
Dimanche 16 avril
Beaucoup de gens rĂȘvent du monde de demain en imaginant quâils seront dans une position de force (mĂȘme quand il est clair quâils ne le seront jamais). Ils croient quâils auront la santĂ©, lâargent et les bons amis (le rĂ©seau), tout le nĂ©cessaire pour se trouver du bon cĂŽtĂ© de la barriĂšre.Â
On ne se bat jamais contre les inĂ©galitĂ©s quand on croit quâelles nous profiteront un jour.
Pour imaginer un monde sans inĂ©galitĂ©s, il faut partir du principe quâon occupera la position la moins fortunĂ©e possible. Si je suis seul, en mauvaise santĂ©, sans argent ou emploi, ce monde me permettra-t-il de vivre heureux et digneâ?
Lundi 17 avril
Se rappeler, encore et encore, que Twitter nâest pas le monde, que ce nâest pas la rĂ©alitĂ©. Que ce qui sây dit nâest quâun Ă©cho dĂ©formĂ©, voire une hallucination.Â
Se rappeler aussi que la folie amĂ©ricaine nâest pas la folie europĂ©enne, que leurs problĂšmes ne sont pas nĂ©cessairement les nĂŽtres.Â
Ne pas confondre, ne pas confondre.
Ne jamais oublier que chaque tweet à un contexte : ùge, sexe, lieu, éducation, religion, santé mentale (de celleux qui le composent). Sans ces informations, il est impossible de juger de sa validité.
Ne jamais oublier que ces milliards dâavis, de grognements et de cris de joie polluent lâesprit, lâĂ©gratignent, le rendent fou petit Ă petit.
Mardi 18 avril
Jâaurais voulu avoir une vie plus riche⊠mais je ne me sens bien que dans la routine la plus confortable. Une inquiĂ©tude se forme aussitĂŽt que je dois faire quelque chose. Jâai modelĂ© mon existence de maniĂšre Ă cultiver la paix intĂ©rieure : comme je me prends facilement la tĂȘte, jâĂ©vite tout ce qui pourrait aggraver mon tempĂ©rament anxieux.
Je voudrais ĂȘtre zen, traverser les alĂ©as de la vie avec calme et patience, mais je ne fais que retirer le sel de la vie. Ne demeure quâune existence assez fade, passĂ©e Ă scroller Twitter (bitter-sweet addiction).
Mercredi 19 avril
Pour comprendre la diffĂ©rence entre tempĂ©rament et personnalitĂ©, imaginons une maison et ses fondations.Â
Le tempĂ©rament, avec ses traits innĂ©s et biologiques, sert de fondation Ă la personnalité : notre bagage gĂ©nĂ©tique nous rend plus introvertis ou extravertis, sensibles ou impulsifs.Â
La personnalitĂ©, câest lâensemble des traits et des comportements que nous avons acquis en rĂ©ponse aux alĂ©as de la vie (confiance en soi, empathie, rĂ©silience, etc.)â; elle inclut le tempĂ©rament.Â
Puisque nous sommes en vie, elle Ă©volue constammentâ; le moi dâhier nâest jamais le moi de demain.
Jeudi 20 avril
Je crois avoir une personnalité un peu trop obsessionnelle, puis je me balade dans le fandom du BL et je me sens mieux : il y a plus obsessionnel que moi. Ma passion semble bien tiÚde en comparaison.
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En ce moment, les rĂ©seaux sociaux sâaffolent au sujet de The Eighth Sense, la sĂ©rie corĂ©enne boyâs love/queer.Â
Lâan dernier, câĂ©tait KinnPorsche â; avant cela, câĂ©tait The Untamed.Â
Chacune pour différentes raisons.
La hype est telle que lâobjet importe peu : on en arrive Ă fantasmer la sĂ©rie plutĂŽt que de la regarder avec objectivitĂ©. On projette ses Ă©motions et ses attentes sur elle. Toute distance critique semble disparaĂźtre. On la remplace par une exĂ©gĂšse quasi religieuse, oĂč chaque dĂ©tail est analysĂ©, dĂ©cortiquĂ©, surinterprĂ©tĂ©. La passion enfle, enfle, enfle, et devient plus importante que la sĂ©rie elle-mĂȘme.
The Eighth Sense, par ses choix esthĂ©tiques et narratifs, se prĂȘte bien Ă cette exĂ©gĂšse.
Mais face Ă cette hype, je ne peux mâempĂȘcher de mâinterroger : Ă quel point est-ce que jâaime cette sĂ©rie pour ce quâelle estâ? Mon avis positif est-il influencĂ© par ce qui se dit autour de moiâ? La diffĂ©rence entre « jâaime » et « jâaime passionnĂ©ment » sâexplique-t-elle par la qualitĂ© de lâĆuvre mĂȘme ou par lâexcitation qui mâentoure et qui mâaffecteâ?
Vendredi 21 avril
Me voyant en manque dâinspiration devant mon Ă©cran, mon mari veut que jâĂ©crive ici quâil a le corps dâun dieu grec.
VoilĂ . Câest fait.
Samedi 22 avril
Si le peuple vote pour lâextrĂȘme droite et lâinvite Ă occuper les plus hautes instances dâune rĂ©publique, sâopposer Ă cette dĂ©cision dĂ©mocratique fait-il de nous des anti-dĂ©mocratesâ?Â
Si un choix dĂ©mocratique met en danger la dĂ©mocratie et ses valeurs, est-il acceptable de ne pas lui reconnaĂźtre sa lĂ©gitimitĂ©â?
Jâimagine quâon peut reconnaĂźtre la lĂ©gitimitĂ© dâun vote (et sa stupiditĂ© absolue), tout en bloquant les actions du gouvernement qui en est issu.Â
Le mieux serait encore de sâassurer quâon nâarrive pas Ă ce vote fatidique, mais il semble que le gouvernement actuel travaille activement Ă mettre lâextrĂȘme droite au pouvoir. (Je parle, Ă©videmment, du gouvernement français, car le gouvernement anglais est dĂ©jĂ dâextrĂȘme droite depuis quelques annĂ©es.)
Dimanche 23 avril
Câest en plein milieu dâune longue tirade passionnĂ©e sur lâĂ©tat de la nation française (ou anglaise) que je prends conscience quâil y a des gens pour qui les discussions politiques sont ennuyeuses.Â
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Depuis des annĂ©es, D. mâĂ©coute poliment, mais son dĂ©tachement me montre Ă quel point certaines personnes prĂ©fĂšrent penser Ă autre chose quâaux rouages de nos sociĂ©tĂ©s. Elles aiment se focaliser sur leur entourage immĂ©diat (leurs connaissances, leurs familles de coeur comme de sang, leur nombril). Elles nâont pas lâambition de changer le monde, mĂȘme si celui-ci les violente et les rend malheureuses.Â
En refusant dâimaginer un monde meilleur, en refusant de tout faire pour lâobtenir, elles donnent carte blanche Ă nos politicien·nes et Ă nos oligarques : iels sont libres de faire ce quâiels veulent en toute impunitĂ©, et iels façonnent le monde Ă leur image plutĂŽt quâĂ la nĂŽtre.
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Rien nâest gravĂ© dans le marbre : tout est en constante Ă©volution. Croire quâon ne peut rien faire Ă notre petit niveau, ce nâest pas faire preuve de rĂ©alisme, mais de dĂ©faitisme. Câest abdiquer le peu de pouvoir que lâon dĂ©tient ; câest renforcer, au mieux, le statu quo, au pire, des tendances dĂ©lĂ©tĂšres Ă un moment de notre Histoire oĂč lâaction devient une question de survie.
Lundi 24 avril
Comment savoir si le choix de ne pas agir est motivĂ© par la prudence ou la paresseâ?
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Ces derniĂšres annĂ©es, jâutilise « I canât be arsed » pour dĂ©crire ma maniĂšre de fonctionner⊠mais il se pourrait que jâaie simplement appris Ă prendre soin de moi.
Mardi 25 avril
« So many of us believe in perfection, which ruins everything else, because the perfect is not only the enemy of the good; itâs also the enemy of the realistic, the possible, and the fun. » (Rebecca Solnit)
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« I think perfectionism is just a high-end, haute couture version of fear. » (Elizabeth Gilbert)
Mercredi 26 avril
Dans lâune de ses derniĂšres vidĂ©os, ImpĂ©ratrice Wu fait remarquer que, si un jeune homme asiatique est beau, les Français considĂšrent quâil est soit japonais, soit corĂ©en, mais sâĂ©tonnent (refusent de croireâ?) quâil puisse ĂȘtre chinois.Â
Elle va mĂȘme plus loin : aux yeux des Français, les cultures japonaises et corĂ©ennes seraient supĂ©rieures Ă la culture chinoise (dire « les cultures chinoises » serait certainement plus juste tant ce pays est grand et variĂ©).
GrĂące Ă la Hallyu (la vague corĂ©enne), qui est arrivĂ©e ces derniĂšres annĂ©es sur nos rivages europĂ©ens, aprĂšs avoir submergĂ© lâAsie tout entiĂšre, la France commence Ă dĂ©velopper un intĂ©rĂȘt (voire une obsession) pour la CorĂ©e du Sud, qui nâest quâune extension de la passion pour le Japon que notre pays entretient depuis des dĂ©cennies. K-dramas, K-pop, manhwa⊠la production culturelle corĂ©enne est dâexcellente qualitĂ© et Ă mĂȘme de rivaliser avec la production occidentale.
Quâen est-il de la Chineâ? ConsidĂ©rer sa culture comme infĂ©rieure Ă celle de ses pays voisins (= un renversement de la vision traditionnelle en place en Asie depuis des siĂšcles) ne peut sâexpliquer que par la politique isolationniste du pays au XXe siĂšcle, le fait que ce quâon y produit soit considĂ©rĂ© en Europe comme « bon marché » (et donc de piĂštre qualitĂ©) et le fait que la Chine, Ă©norme pays, se suffit Ă elle-mĂȘme : sur le plan culturel, elle nâa pas besoin du marchĂ© international pour se dĂ©velopper â; elle nâa aucune raison dâaller charmer lâOccident.
La gĂ©opolitique actuelle ne devrait pas amĂ©liorer lâimage de la Chine en France⊠Le racisme anti-chinois a encore de beaux jours devant luiâ; seule diffĂ©rence peut-ĂȘtre : le mĂ©pris a laissĂ© place Ă la crainte.
Tout cela me déprime.
Jeudi 27 avril
Pendant de nombreuses annĂ©es, jâai Ă©crit pour A., pour lui faire plaisir, pour lâĂ©pater, pour la distraire. Que je sois dâaccord ou non avec ce quâelle disait, je faisais confiance Ă ses retours de lecture, Ă son jugement.Â
Depuis quâelle sâest retirĂ©e pour fonder une famille, le vide quâelle a laissĂ© est difficile Ă combler. Je dois rĂ©apprendre Ă Ă©crire pour moi. Trouver en moi la motivation quâelle suscitait. Je nâai jamais Ă©tĂ© aussi productif que lorsquâelle Ă©tait Ă mes cĂŽtĂ©s. Je ne voulais pas la dĂ©cevoirâ; grĂące Ă elle, Ă sa prĂ©sence, Ă ses coups de pied et ses coups de gueule, jâai terminĂ© de nombreux projets.
Parfois, je mâinquiĂšte Ă lâidĂ©e que je ne puisse plus rien terminer, que je sois condamnĂ© Ă attendre quâelle revienne Ă lâĂ©criture⊠Une sorte de purgatoire littĂ©raire. En attendant Clara Vanely.Â
Je nâaime pas cette dĂ©pendance (je ne lâaimais pas plus dans le passĂ©, dâailleurs, mais jâavais lâimpression que nous faisions de grandes chosesâ; mes chaĂźnes Ă©taient douces).
Vendredi 28 avril
Tenir un journal public, câest ĂȘtre condamnĂ© Ă toujours avoir en tĂȘte les rĂ©actions possibles des lecteurices. Que vont-elles penser si jâĂ©cris ceciâ? Vont-ils sâagacer si je parle encore de çaâ?
La peur du ridicule fait des bulles en fond dâestomac, mais le mieux est de lâignorer : si on lâĂ©coute, on ne fait rien. SâempĂȘcher dâĂ©crire est pire que dâĂȘtre lâobjet de moqueries. Quoi quâen dise lâesprit sur le moment, le ridicule est moins dangereux que le refus de sâĂ©panouir : Ă trop vouloir plaire aux autres, Ă trop se soucier de sa rĂ©putation, on passe Ă cĂŽtĂ© de sa vie.
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Oui, câest dĂ©cidé : je vais me remettre au Mandarin. (Surprise !)
Samedi 29 avril
Je voudrais pouvoir garder lâĂ©tat dâesprit du vendredi soir, aprĂšs que jâai jouĂ© Ă lâEuromillions et imagine une vie faite de mille possibles. Cette lĂ©gĂšretĂ©, cet optimisme, cette absence momentanĂ©e dâinquiĂ©tudesâŠ
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Le samedi matin, au rĂ©veil, ma vie est identique Ă ce quâelle Ă©tait la veille : je nâai pas gagnĂ© Ă la loterieâ; mon existence se poursuit, confortable mais ennuyeuse. Lâespoir dâun changement radical a disparu. Me voilĂ , Ă nouveau, pris dans le marasme de lâĂąme.Â
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Alors que la probabilitĂ© de remporter le jackpot est quasi nulle, il est possible de conserver une certaine insouciance de lâesprit et de cultiver une vision positive de son existence.Â
Lâoptimisme Ă©merveillĂ© entretient peu de rapport avec ce qui lâentoure. Il sâagit dâune disposition intĂ©rieure qui ne dĂ©pend que de nous.
Dimanche 30 avril
Jâavais lu la moitiĂ© de Big Magic dâElizabeth Gilbert avant dâarrĂȘter ma lecture. Jâen avais gardĂ© une assez mauvaise impression. Peut-ĂȘtre attendais-je un nouveau Bird by Bird, un ouvrage qui changerait radicalement ma maniĂšre de considĂ©rer ma crĂ©ativitĂ©.
Jâai repris ma lecture il y a quelques jours. Câest exactement le type de discours dont jâai besoin en ce moment : lâopinion que je mâĂ©tais faite de ce livre me semble maintenant erronĂ©e, presque injuste. LĂ oĂč je ne voyais que facilitĂ©, jây trouve du bon sens, et mĂȘme un peu de sagesse.Â
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Du coup, Ă la lumiĂšre de cette expĂ©rience, peut-ĂȘtre devrais-je redonner une chance Ă lâessai de Lewis Hyde, The Gift. Un auteur dont les livres me sont, Ă deux reprises, tombĂ©s des mains.