La version intĂ©grale de ce journal est disponible dans mon jardin numĂ©rique, Sylves. La publication sây fait au jour le jour.
Jâapplique ici lâorthographe rectifiĂ©e (good-bye les petits accents circonflexes !). Si une de ces entrĂ©es rĂ©sonne tout particuliĂšrement en toi, nâhĂ©site pas Ă me le dire, ici ou sur les rĂ©seaux sociaux.
So long!
Enzo
Samedi 01 mars
Je voudrais dĂ©jĂ ĂȘtre dans ma nouvelle vie. Si seulement il Ă©tait possible dâappuyer sur un bouton et de se retrouver ailleurs, sans avoir Ă gĂ©rer les questions de logistique ni les angoisses affĂ©rentesâ!
Mais il faut faire preuve de patience et accepter que cette situation puisse durer des mois et des mois et des moisâŠ
Au fond, bien plus que lâattente, câest surtout lâincertitude qui me tue. Patienter nâa jamais Ă©tĂ© un problĂšme ; rester positif et optimiste lâest (dâautant plus que mon esprit, sous prĂ©texte dâĂȘtre «ârĂ©alisteâ», imagine vite le pireâ!).
Un mois donc que mon mariage a pris fin. Rien n'a changé. Tout a changé. Mon existence est devenue un paradoxe.
Dimanche 02 mars
Cela faisait six ans que je nâavais pas touchĂ© une voiture. Ce matin, quand D. mâa proposĂ© de conduire la sienne, afin que je me rĂ©habitue et assure mon indĂ©pendance future, jâai dâabord refusĂ©. Je nâĂ©tais pas prĂȘtâ! Il ne mâa pas forcĂ©. Comme Ă son habitude, il a pris le volant pour aller Ă la gym.
Durant toute ma sĂ©ance de sport, jâai Ă©tĂ© malheureux comme un pou, paralysĂ© Ă lâidĂ©e de conduire en Angleterre. Quelle angoisseâ! Mais quelle angoisseâ! Comme si conduire Ă droite nâĂ©tait pas dĂ©jĂ assez dĂ©plaisant, on voudrait que je conduise Ă gaucheâ! Lâhorreurâ! (Et oĂč sont ces fichues endorphines que le sport nous promet ?!)
Au final, agacĂ© par les rĂ©actions de mon cerveau, plutĂŽt que dâattendre un jour plus propice (qui ne viendra jamais, quâon se le diseâ!), jâai dĂ©cidĂ© de sauter le pas, de prendre le taureau par les cornes, de battre le fer tant quâil Ă©tait chaud⊠ou tiĂšde ou⊠Enfin, vous voyez quoi.
Je suis heureux de dĂ©clarer que nous avons tous deux survĂ©cu Ă cette Ă©preuve. Il nây avait personne sur la route et jâavais mon fidĂšle copilote Ă mes cĂŽtĂ©s pour sâassurer que je ne roule pas du mauvais cĂŽtĂ©. Nous avons convenu que je devrais pratiquer plus frĂ©quemment pour apprivoiser mes angoisses (no shit Sherlock).
Toutefois, je tiens Ă prĂ©ciser ici que mon plan nâa pas bougĂ© d'un iota : je compte encore gagner Ă lâEuroMillions et embaucher un chauffeur particulier.
Bref, je déteste conduire.
Mercredi 05 mars
«âLorsque nous demandons aux tropes de porter toute lâhistoire, nous oublions quâil faut travailler dur pour crĂ©er des personnages intĂ©ressants, des mondes complexes et des relations Ă©motionnelles saines. Enemies to Lovers est un outil marketing. Le livre doit ĂȘtre bien plus que ça : câest le processus qui fait que je mâintĂ©resse aux raisons pour lesquelles ces deux personnages-lĂ , dans cette situation prĂ©cise, ont eu un changement de cĆurâ; quelles qualitĂ©s chez lâautre ont suscitĂ© en eux la curiositĂ©, lâattirance et le respect. En fin de compte, les tropes relĂšvent de lâhabillage. Ce qui importe vraiment, ce sont les personnages.â»
(Jenny Hamilton, « Let Them Eat Tropes: Why Romantasy Needs to Grow Beyond Trends », ReactorMag.com, 05 mars 2025)
Jeudi 06 mars
La grammaire amĂ©ricaine est plus relĂąchĂ©e que la grammaire britannique. Il suffit d'examiner les articles de journaux pour sâen rendre compte.
Je trouve les textes non britanniques plus difficiles Ă traduire pour cette raison. (Par souci dâinclusivitĂ©, jâai pris lâhabitude, ces derniers mois, de proposer une traduction française des citations anglaises qui parsĂšment ce journal, plutĂŽt que de mettre lâoriginal.)
Câest pire quand les auteurs ont un style volontiers oral â et sur le web, on Ă©crit tous plus ou moins comme on parle.
Je ne suis pas le seul Ă galĂ©rerâ; DeepL traduit assez mal ces textes-lĂ . La version française est boursoufflĂ©e et maladroiteâ; il faut se concentrer pour la comprendre. Le phrasĂ© est loin dâĂȘtre naturel. Ăa pue la (mauvaise) traduction. Pour que les traducteurs automatiques excellent (et ça leur arrive parfoisâ!), il faut que les phrases soient tirĂ©es au cordeau.
Vendredi 07 mars
Ăvidemment, je mesure lâironie de ma situation : quand je dĂ©cide dâignorer DeepL et de tout traduire, ma version ne doit pas ĂȘtre plus naturelle ou plus Ă©lĂ©gante ou plus facile Ă comprendre pour mon lectorat. Je suis un traducteur amateur, qui vit Ă lâĂ©tranger depuis quatorze ansâ; mon oreille interne sâest dĂ©rĂ©glĂ©eâ; les mots, les expressions ne viennent plus aussi facilement et lâexactitude laisse Ă dĂ©sirer (les dictionnaires et internet me sauvent trĂšs souvent dâembarrassantes bourdes).
Maintenir un certain niveau linguistique dans ma langue maternelle est un combat de tous les instants : je mâen plains souvent, mais ce nâest pas dĂ©sagrĂ©able.
Jâaime vĂ©rifier les dĂ©finitions dâun mot, corriger mes prononciations fautives (si elles semblent raisonnables, Ă©videmment â je viens du Sud-Ouest, fuck les parisianismes) et me rappeler les expressions du français quotidien dont jâavais oubliĂ© lâexistence. Jâaime tout : le rare, le commun, le familier, lâarchaĂŻque et le nĂ©ologique.
Si tout cela mâĂ©tait dĂ©plaisant, jâaurais abandonnĂ© le français depuis bien longtemps et ce journal serait Ă©crit en anglais (oh my goodness).
Samedi 08 mars
Growth, la croissance. Ce mot est partout dans les mĂ©dias et dans les conversations. (Il a mĂȘme envahi la spiritualitĂ©. On ne parle plus dâĂ©panouissement. Non. On parle de croissance.) Tout doit croitre : lâindividu comme lâĂ©conomie.
Chaque fois que nous entendons ce mot magique, arrĂȘtons-nous et demandons-nous : pourquoi faudrait-il croitreâ? Ă qui profite cette croissanceâ? Cui bono ?
Une Ă©conomie qui ne croĂźt pas ne meurt pas pour autant : ce dont elle a besoin, câest de se solidifier, de maniĂšre stratĂ©gique, dans le respect des ressources naturelles et humaines. En biologie, la croissance Ă tout prix a un autre nom : le cancer.
Je lâai dĂ©jĂ dit ici et je le rĂ©pĂšterai encore et encore : lâĂ©conomie sert la sociĂ©tĂ© et les individusâ; nous nâavons pas Ă servir lâĂ©conomie. Si elle ne fonctionne pas pour la majoritĂ©, il faut la changer. Câest aussi simple que ça.
Et prĂ©tendre quâun Ătat a les pieds et les mains liĂ©es en la matiĂšre, câest mentir : il nâa jamais lâargent pour sâassurer du bienĂȘtre de son peuple, mais il le trouve comme par magie quand il veut partir en guerre...
Tant que nous utiliserons la croissance pour mesurer le succĂšs dâun pays (ou dâun individu), nous nâarriverons pas Ă rĂ©gler les problĂšmes qui nous affligent.
Dimanche 09 mars
«âIl vient une heure oĂč protester ne suffit plus : aprĂšs la philosophie, il faut lâaction.â» (Victor Hugo, Les MisĂ©rables)
Mercredi 12 mars
à la fin de The Science of Meditation (un essai passionnant qui traite tout autant de méditation que de méthode scientifique), le docteur Richard J. Davidson fait la publicité de son application Healthy Minds, qui propose une initiation gratuite aux méthodes contemplatives.
Curieux, je lâai tĂ©lĂ©chargĂ©e aussitĂŽt.
Elle a lâair vraiment bien faite : le but est de donner tous les outils nĂ©cessaires pour dĂ©velopper un esprit sain, Ă mĂȘme de gĂ©rer les alĂ©as de la vie. Son approche est scientifique et laĂŻque : ici, on ne prĂ©sente pas les philosophies bouddhistes ou yogiques, mais des pratiques dont la mĂ©thode scientifique a prouvĂ© lâefficacitĂ©. Et pour celleux qui nâaiment pas sâassoir dans la position du lotus, elle propose aussi des «âmĂ©ditations activesâ» Ă faire pendant la vaisselle ou la lessive. (Le tout est en anglais bien sĂ»r.)
Jeudi 13 mars
«âCe qui nous amĂšne, je pense, Ă la condition prĂ©alable toxique (toxic precondition) fondamentale qui se cache derriĂšre toutes les autres conditions prĂ©alables toxiques : le dĂ©sir profond que nous avons dâavoir une sorte de garantie â avant de nous lancer dans une nouvelle activitĂ©, ou mĂȘme simplement de nous laisser aller Ă la vie â que tout se dĂ©roulera en toute sĂ©curitĂ©, que nous garderons lâimpression dâĂȘtre en contrĂŽle. Dans une certaine mesure, câest ce Ă quoi vous renoncez lorsque vous vous lancez pour Ă©crire quelques centaines de mots de votre roman sans avoir la certitude quâils seront bons. Ou lorsque vous avancez dans les projets du jour sans avoir suivi Ă la lettre votre routine matinale. Câest aussi ce Ă quoi vous renoncez lorsque vous dĂ©cidez de moins vous mettre la pression dans la vie â car qui sait quel chaos pourrait sâabattre sur vous si vous cessiez de vous malmener intĂ©rieurement dans le but de travailler plus ou de faire mieux, si vous cessiez de vous surveiller, tel un faucon sur sa proie, afin de dĂ©tecter les signes que vous rĂ©gressezâ? En dâautres termes, nous ne mettons pas en place ces conditions prĂ©alables toxiques simplement parce que nous sommes des idiots irrationnels et autodestructeurs. Nous le faisons parce que nous voulons nous sentir en sĂ©curitĂ© et Ă©viter le risque dâĂ©prouver des Ă©motions que nous ne sommes pas surs de pouvoir gĂ©rer.â» (Oliver Burkeman, The Imperfectionist, Ă©dition du 13 mars 2025)
Vendredi 14 mars
En ce moment, la GeekosphĂšre française sâenthousiasme pour Substack, oĂč je rĂ©side depuis aout 2022. Jâai beaucoup de bien Ă dire de cette plateforme, puisquâelle a Ă©tĂ© faite pour les Ă©crivains et quâelle me permet encore de faire des dĂ©couvertes tout particuliĂšrement stimulantes, mais rĂ©cemment, je note ses efforts pour garder le plus possible les lecteurs dans son Ă©cosystĂšme et faire en sorte quâils utilisent son application. Son objectif est de devenir un vĂ©ritable rĂ©seau social, qui peut rivaliser avec les plus grands. Pour cela, parions quâelle se fermera Ă lâavenir comme lâont fait Facebook, Twitter et les autres avant elle : lâemmerdification des services semble ĂȘtre un phĂ©nomĂšne inĂ©luctable.
Samedi 15 mars
Ce matin, jâai reçu ma boite dĂ©couverte de chez Curious Tea. Quelle belle rĂ©colteâ! Un thĂ© vert et un thĂ© noir de Chine (Province du Shandong), un thĂ© vert du Japon (PrĂ©fecture de Shizuoka) et un thĂ© noir de Chiang Rai, en ThaĂŻlande, oĂč jâĂ©tais il y a quelques mois Ă peine. Ă joieâ!
Dimanche 16 mars
Je me suis amusĂ© Ă relire ce que jâavais Ă©crit Ă cette pĂ©riode de lâannĂ©e en 2024 et en 2023, essayant de me rappeler mon Ă©tat dâesprit du moment. Jâaime explorer ces traces du passĂ©. Si jâai espoir que mon Journal puisse ĂȘtre utile Ă autrui, il rĂ©pond surtout Ă un besoin que jâĂ©prouve. Il est plus fiable que la mĂ©moire : on sait que, selon son humeur, le cerveau réécrit le passĂ© comme ça lâarrange.
LâĂ©pisode dĂ©pressif que jâai traversĂ© Ă la fin de mes Ă©tudes mâa enseignĂ© que je ne pouvais pas entiĂšrement faire confiance au mien : pour penser droit, il faut que lâoutil de rĂ©flexion ne dysfonctionne pas.
Le meilleur moyen de vĂ©rifier la validitĂ© dâune pensĂ©e (ou dâune Ă©motion) est de lâĂ©crire, de la dĂ©crire, de la figer avec des mots, le plus fidĂšlement possible, et, ensuite, si besoin est, de lâanalyser comme on analyserait un texte (on est littĂ©raire ou on lâest pasâ!). Lâexercice permet de prendre cette distance nĂ©cessaire qui me manque quand jâai le nez dans le guidon (fatigue, stress, etc.). Il me donne la clartĂ© dont jâai tant besoin.
Je refuse de vivre ma vie en pilote automatiqueâ; je veux rester conscient de ce qui se passe autour de moi, mais aussi, et surtout, Ă lâintĂ©rieur de moi.
Jâobserve donc, je prends note⊠jâessaye de comprendre⊠et si je ne comprends pas, tant pis, ce n'est que partie remise.
En fin de compte, je suis le scientifique de ma propre existence et ce Journal lâoutil le plus utile pour mes mesures.
Mercredi 19 mars
Dans son article du jour, Thierry Crouzet annonce son départ de Facebook et autres plateformes technofascistes.
En note finale, il conseille ce petit guide qui explique la marche Ă suivre pour rĂ©cupĂ©rer le contrĂŽle de ses donnĂ©es. Je lâai parcouru avec grand intĂ©rĂȘt, mais, quand on voit tout ce quâil faut faire pour se dĂ©sempĂȘtrer du technofascisme, ne nous Ă©tonnons pas que seule une minoritĂ© sây emploie. Ces solutions, bien que nĂ©cessaires, ne sont pas viables pour le grand public.
Jeudi 20 mars
Meta, jusquâĂ quand abuseras-tu de notre patienceâ? MĂȘme mes Ćuvres (!) se retrouvent dans la base de donnĂ©es que la compagnie mĂšre de Facebook a utilisĂ© pour entrainer son IA.
Ma relation au piratage a toujours Ă©tĂ© ambigĂŒe. Je regrette son existence, mais je suis pragmatique. Je ne vois guĂšre dâintĂ©rĂȘt Ă partir en croisade comme certain·es le font. Par ailleurs, je me mĂ©fie toujours de ces «âpursâ» qui clament haut et fort leur supĂ©rioritĂ© morale, mais qui ne valent pas mieux que les autres quand on examine leurs actions. Que celui ou celle qui nâa jamais consommĂ© des Ćuvres piratĂ©es lance donc la premiĂšre pierreâ! Je nâaime pas les hypocrites.
Si je tolĂšre le piratage sur le plan individuel, je nâaccepte pas que les entreprises sây adonnent pour faire davantage de profits. Ce type dâexploitation, qui se parerait presque des oripeaux de la philanthropie («âon le fait pour le bien de lâhumanitĂ©, blablabla.â»), mâĂ©nerve au plus haut point.
Mais ce qui me surprend le plus dans cette affaire, câest ma rĂ©action sur le moment : jâai Ă©tĂ© interloquĂ©, jâen ai mĂȘme rigolĂ©. Pas de colĂšre. Pas de fureur. Un lĂ©ger agacement, peut-ĂȘtre.
Vendredi 21 mars
En ce moment, mon intĂ©rĂȘt pour la romance et les sĂ©ries TV vacille un peu. Je regarde une poignĂ©e de shows (Gelboys, Golden Blood, Perfect 10 Liners, etc.), mais guĂšre plus. Ce genre dâenvie va et vient au rythme des saisons. Nul doute que mon environnement familial et professionnel lâinfluence pareillement.
Je prĂ©fĂšre passer mon temps Ă mĂ©diter (jâessaye dâintĂ©grer cette pratique Ă mon quotidien) et Ă lire des articles sur le net, tout en essayant de me protĂ©ger de lâactualitĂ© internationale anxiogĂšne (good luck with that).
Samedi 22 mars
Au sujet de lâOde Ă un rossignol de John Keats :
«âKeats avait Ă©crit que le poĂšte doit donner des poĂšmes naturellement, comme lâarbre donne des feuillesâ; deux ou trois heures lui suffirent pour composer cette page dâune inĂ©puisable et insatiable beautĂ©, quâil devait Ă peine polir par la suite (âŠ).â
Le rossignol, dans toutes les langues de la planĂšte, est pourvu de noms mĂ©lodieux (nightingale, nachtigall, usignolo), comme si les hommes avaient instinctivement voulu que ces noms fussent dignes du chant qui avait fait leur admiration. Les poĂštes ont tellement exaltĂ© lâoiseau quâil en est devenu un peu irrĂ©elâ; plus proche de lâange que de lâalouette.â» (Jorge Luis Borges, Autres inquisitions, 1952)
Dimanche 23 mars
Lâartiste et Ă©crivaine Lucie Choupaut, dans sa newsletter du 02 mars 2025, propose une digression autour de ce passage de Toute une moitiĂ© du monde (2022) dâAlice Zeniter :
«âUn des modes de lecture dont il faudrait se dĂ©faire, câest celui que Vincent Message dĂ©crit comme animĂ© par une logique Ă©conomique capitaliste : est-ce que ce chapitre, cet Ă©lĂ©ment, cette page, sert Ă quelque choseâ?â» (p.107)
Jâai trouvĂ© les rĂ©flexions de Choupaut trĂšs intĂ©ressantes. En particulier ce passage, qui rĂ©sume aussi mon avis sur la question :
«â(âŠ) Revenons sur cette histoire dâefficacitĂ© comme signe de la gangrĂšne capitaliste. Je ne suis pas dâaccord avec le passage citĂ© plus haut. Je ne crois pas quâen tant que lecteurice, le fait dâattendre dâun Ă©lĂ©ment, dâune page ou dâun chapitre quâil serve Ă quelque chose soit nĂ©cessairement liĂ© Ă une logique Ă©conomique capitaliste. Par ailleurs, je ne crois pas quâil faille se dĂ©faire de cette attente. En allant plus loin, je ne suis mĂȘme pas certaine que ce soit souhaitable.
Je ne crois pas que le fait de ne pas vouloir perdre son temps soit le signe dâune colonisation de nos esprits par le capitalisme. Selon moi, notre temps sur terre Ă©tant limitĂ©, on a surtout envie de jouir de notre vie et de ne pas se faire chier.â»
*
Plus gĂ©nĂ©ralement, jâai lâimpression que beaucoup dâintellectuels ont du mal Ă accepter le fait que la littĂ©rature, celle qui divertit et qui sâadresse au grand public, puisse ĂȘtre autre chose que capitaliste⊠Dans un raccourci paresseux de la pensĂ©e, la difficultĂ©, lâennui, voire lâimbitabilitĂ© du texte, sont les preuves que lâon a affaire Ă une Ćuvre littĂ©raire et non Ă une marchandise. Grave erreur !
La lecture doit ĂȘtre un plaisir avant tout. Parfois, ce plaisir est intellectuelâ; parfois, il est Ă©motionnel. Dans tous les cas, chaque passage, chaque page, chaque Ă©lĂ©ment doit servir Ă quelque chose : produire un effet de lecture. Cet effet, câest lâauteurice qui le dĂ©termine en fonction de sa vision artistique ou de sa poĂ©tique, et du lecteur idĂ©al qu'iel s'imagine.
Mercredi 26 mars
Lâalgorithme de YouTube est, Ă lâoccasion, un agent de la sĂ©rendipitĂ©.
JâĂ©tais trop jeune pour connaitre Arnaud Desjardins (1925-2011), un rĂ©alisateur cĂ©lĂšbre de documentaires tĂ©lĂ©visĂ©s sur les maitres spirituels dans les annĂ©es 1960, qui a fondĂ© le premier ashram en France dans les annĂ©es 1970âŠ
En Ă©coutant quelques entretiens quâil a donnĂ©s quand il avait plus de 80 ans, jâai Ă©tĂ© frappĂ© par sa sagesse et par son ouverture dâesprit.
En France, on confond trop souvent religion et spiritualitĂ©. Il est vrai que lâune va rarement sans lâautre, mais il ne faut pas les confondre. Le thĂ©ologien et le mystique ont des natures opposĂ©es : le premier reprĂ©sente lâexpression de lâorthodoxie, il consolide cette institution quâest sa religion, il exclut bien plus quâil nâinclut. Le second incarne lâexpression intense de la foi, si intense quâelle peut se heurter aux limites imposĂ©es par lâĂglise ou le Temple. Ce nâest pas pour rien si les mystiques finissent par ĂȘtre persĂ©cutĂ©s : ils sont dangereux, car ils nâobĂ©issent pas aux rĂšgles rigides dâune foi centralisĂ©e.
(Pour ĂȘtre moins sĂ©vĂšres envers les thĂ©ologiens, disons quâils reprĂ©sentent la rigueur de lâesprit quand les mystiques incarnent la chaleur du cĆur.)
Jeudi 27 mars
Fils dâun parent communiste, je me mĂ©fie des religions en tant quâinstitutions («âla religion est lâopium du peupleâ», toussa, toussa). Par exemple, je porte assez peu le christianisme dans mon cĆur. Je trouve la culpabilitĂ© catholique Ă©touffante, lâĂ©thique protestante aride, etc. Je nâaime pas ceux et celles qui vont Ă lâĂglise une fois lâan, sans conviction, par convenance sociale, et utilise leur religion pour rejeter ou asservir lâAutre ; en somme, pour contrĂŽler les comportements. (Mais je ne suis pas idiot au point de nier la beautĂ© des paroles de JĂ©sus et la bontĂ© infinie de certain·es chrĂ©tien·nes. Et je respecte la foi, car la foi est noble quand elle ouvre lâesprit et le cĆur.)
DĂ©jĂ sur les bancs de lâĂ©cole, le polythĂ©isme me semblait prĂ©fĂ©rable aux monothĂ©ismes. Les mentions du mot Dieu (le Seul, lâUnique) me crispent. Je suis obligĂ© de remplacer ce mot par Destin, Univers, ou que sais-je encore, pour me sentir mieux. Ă mes yeux, il ne peut pas y avoir une seule VĂ©ritĂ©â; il doit y en avoir plusieurs et elles doivent pouvoir cohabiter en paix. En somme, jâaime la diversitĂ© et lâinclusivitĂ© (je sais, mon wokisme ne connait plus de limitesâ!).
Ceci explique certainement pourquoi je prĂ©fĂšre les philosophies antiques et asiatiques : elles proposent une version plus laĂŻque de la spiritualitĂ© (autant que faire se peut). Jâaime me balader dans le stoĂŻcisme, lâĂ©picurisme, le bouddhisme et le taoĂŻsme, car leur sagesse (1) mâaide Ă mieux vivre (il me semble que câest lĂ la seule obligation de lâĂȘtre humain).
HĂ©las, mon caractĂšre mâempĂȘche dâembrasser une seule tradition et de nâexplorer quâelle. Nul doute que dâaucuns trouveront mes intĂ©rĂȘts superficiels, mais câest ainsi.
(1) Une sagesse qui est loin dâĂȘtre parfaite : tous ces mouvements ont exclu les femmes, ou les ont relĂ©guĂ©es Ă un rĂŽle subalterne, et trop souvent, on retrouve des traces de cette misogynie dans leur Ă©thique. MĂȘme les ĂveillĂ©s ne sâarrachent pas facilement des griffes du patriarcat.
Vendredi 28 mars
Triste synchronicitĂ©. Je dĂ©couvrais les premiers paragraphes des Pagodes dâor de Pierre Loti (rĂ©cit de son bref sĂ©jour en Birmanie en fĂ©vrier 1900) pendant que le Myanmar vivait un terrible tremblement de terre, et que les secousses se propageaient jusquâĂ Bangkok.
Gageons que le monde entier retiendra la tragédie de Bangkok, mais oubliera vite le peuple birman qui vit, depuis le 1er février 2021, un éniÚme enfer sous le joug de la junte militaire.
«âIl y a une vingtaine dâannĂ©es [1886], quand les Anglais â pour venger un de ces griefs, comme les EuropĂ©ens en ont toujours contre les peuples rĂȘveurs de lâAsie, et qui rappellent ceux du loup contre lâagneau â vinrent surprendre dans leur palais le roi et la reine pour les emmener en captivitĂ© Ă Bombay, et les jetĂšrent sur une de ces grossiĂšres charrettes Ă bĆufs oĂč lâon transporte les sacs de riz, le peuple de la ville se rangea silencieux sur le parcours. Sans sâĂȘtre concertĂ©s, tous, hommes et femmes, au passage de la triste charrette qui emportait leurs souverains et leur indĂ©pendance, se prosternaient la face contre terre, dĂ©ployaient leur longue chevelure, lâĂ©tendaient devant eux en tapis, et les roues, jusquâau sortir des murailles, foulĂšrent cette noire jonchĂ©e vivanteâŠ
Pauvre gracieuse Birmanieâ!...â»
Samedi 29 mars
Cette semaine, je me suis tenu Ă©loignĂ© des rĂ©seaux sociaux le plus possible. Jâai Ă©prouvĂ© une certaine forme de paix intĂ©rieure : jâai eu lâimpression que mon attention Ă©tait moins sollicitĂ©e par la bĂȘtise humaine, celle, gratuite, qui pullule sur Threads, ou Bluesky, ou X.
Ne nous leurrons pas : je me suis aussi ennuyĂ©. Que faire de ces heures du soir, soudainement libĂ©rĂ©esâ? Jâaurais pu lire, et jâai lu dâailleurs, mais mon cerveau, fatiguĂ© par une longue journĂ©e, aurait prĂ©fĂ©rĂ© une solution plus facile. Pas dâeffort. Du rĂ©confort. Doomscroller pendant des heures. Passer dâun sujet Ă lâautre. SâĂ©parpiller. Une habitude vieille de plusieurs annĂ©es.
Ce n'est pas une dĂ©tox. Je me recentre juste. Jâai besoin de faire le point sur ma vie qui sâest fracturĂ©e il y a quelques semaines.
Dimanche 30 mars
Il y a si peu de franc soleil dans la rĂ©gion que lorsquâil apparait, câest comme si toutes les pensĂ©es nĂ©gatives disparaissaient en mĂȘme temps que les nuages. Le gris de Sheffield laisse place Ă une luminositĂ© Ă©blouissante et rare. Lâhumeur se fait plus lĂ©gĂšre. Lâespoir renait.