Tu peux trouver la version éditée complÚte de ce journal sur mon site internet.
La version intĂ©grale (fautes et anglicismes inclus) est disponible dans mon jardin numĂ©rique, Sylves. La publication sây fait au jour le jour.
Jâapplique ici lâorthographe rectifiĂ©e (good-bye les petits accents circonflexes !). Si une de ces entrĂ©es rĂ©sonne tout particuliĂšrement en toi, nâhĂ©site pas Ă me le dire, ici ou sur les rĂ©seaux sociaux.
Tu peux lire mon bilan du mois de mars ici, ainsi que mes objectifs du mois dâavril.
So long!
Enzo
Vendredi 01 mars
Cette semaine, me prenant la tĂȘte comme jâaime le faire rĂ©guliĂšrement, jâai pris conscience que je raisonnais comme un tambour. Aucune finesse (ou si peuâ!) dans mon approche.Â
Je suis le bulldozer sur un site de fouilles archéologiques.
Samedi 02 mars
Le mythe de la souffrance dans la crĂ©ation artistique voudrait nous faire croire que la joie est synonyme de complaisance, que le plaisir (toujours coupable dans notre civilisation chrĂ©tienne) est la preuve quâon nâest pas sĂ©rieux, et donc que la qualitĂ© de ce que lâon produit sera mĂ©diocre.Â
Ă lâinverse, dans la mĂȘme logique, ce mythe affirme que la souffrance serait un gage de qualité⊠et que sans sĂ©rieux, lâart ne mĂ©rite pas sa majuscule (dâailleurs, est-ce seulement de lâartâ? sâinterrogeront les vieux grincheux).
En vrai, la souffrance peut ĂȘtre une posture autant quâelle est, Ă lâoccasion, une rĂ©alitĂ©. Dire quâil nây a pas de joie dans lâĂ©criture est un mensonge : câest comme dire que le verre est absolument vide quand il est Ă moitiĂ© plein. Il ne faut pas exagĂ©rer. Sâil nây avait aucune joie Ă aucun moment du processus crĂ©atif, on ne le ferait pas.
Cultiver la joie dans sa pratique artistique, ce nâest pas cĂ©der Ă la facilitĂ© ou ĂȘtre complaisant, ce nâest pas non plus nier que certaines tĂąches sont ennuyeuses ou pĂ©nibles⊠mais câest essayer de voir le verre pour ce quâil est : Ă moitiĂ© plein.
Dimanche 03 mars
Je nâaime pas les obligations sociales, mais elles sont lâantidote parfait au mal qui me consume rĂ©guliĂšrement : la suranalyse. Elles mâarrachent Ă mes pensĂ©es, me sortent de ma tĂȘte, que je le veuille ou non.
Pendant quelques heures, jâĂ©coute des discussions qui, mĂȘme si elles nâont pas toujours beaucoup dâintĂ©rĂȘt, me rappellent quâil existe une vie en dehors de mes problĂšmes existentiels un peu ridicules.Â
Faisant contre mauvaise fortune bon cĆur, je trouve dans ces moments-lĂ de quoi nourrir mon inspiration. Tout est utile Ă lâĂ©crivainâŠ
Et, si je dois ĂȘtre honnĂȘte, je profite aussi de cette chaleur que je ressens souvent en prĂ©sence dâautres ĂȘtres humains.
Lundi 04 mars
En rhĂ©torique classique, il existe deux styles principaux : lâasianisme et lâatticismeâ; le premier fonctionne sur le mode de lâexpansion et de lâĂ©motionâ; le second aime la sobriĂ©tĂ© et une certaine neutralitĂ©.Â
Le classicisme français est volontiers atticiste⊠et son idĂ©al se retrouve encore au 20Ăšme siĂšcle chez certains auteurs publiĂ©s chez Gallimard (la N.R.F.) en particulier.Â
Proust, avec ses longues phrases, se situerait davantage dans le clan de lâasianisme. Claude Simon aussi, nous dit-on (je ne lâai jamais lu).
Cette binaritĂ© est Ă©videmment artificielle, surtout quand elle est rapportĂ©e au niveau de la phrase : phrase longue vs phrase courte. Les bonnes auteurices savent alterner lâune et lâautre.Â
Mais, au final, chacun·e a ses affinitĂ©s naturelles qui demeurent bien mystĂ©rieusesâ; nous avons en nous une musique, un rythme, qui nous sont propres.
Mardi 05 mars
"Who is this elusive creature, the reader? The reader is someone with an attention span of about 30 secondsâa person assailed by many forces competing for attention."
(William Zinsser, On Writing Well: The Classic Guide to Writing Nonfiction)
Pour avoir un large lectorat, il faudrait donc en dĂ©duire que le style doit ĂȘtre le plus simple, les phrases les plus courtes et les mots les plus courants possibles. Tout ceci pour assurer une lisibilitĂ© optimale et pour retenir lâattention des lecteurices.Â
Et ce serait vrai sâil ne fallait pas Ă©viter un autre Ă©cueil : lâennui Ă©prouvĂ© devant un style plat.
L'écriture, c'est donc un numéro d'équilibriste. Ne nous étonnons pas si nous sommes si nombreux à nous casser la figure.
Mercredi 06 mars
JâĂ©prouve une joie insoupçonnĂ©e Ă voir le jour se lever de plus en plus tĂŽtâŠÂ
Mon corps a senti lâarrivĂ©e du printemps depuis quelques semaines dĂ©jĂ , mais les signes Ă©taient si insignifiants que mon esprit ne les avait pas remarquĂ©s.Â
Ăvidemment, trouver des signes du printemps au mois de fĂ©vrier, ce nâest possible que dans un monde oĂč la crise climatique dĂ©rĂšgle tout. LâĂ©coanxiĂ©tĂ© me prend Ă la gorge quand jây pense, mais je prĂ©fĂšre me concentrer sur les beautĂ©s de cette nature qui change constamment autour de moi. Câest un spectacle miraculeux, qui inspire rĂ©vĂ©rence et Ă©merveillement.
Jeudi 07 mars
"The modern scientist is not so naive as to deny God because he cannot be found with a telescope, or the soul because it is not revealed by the scalpel. He has merely noted that the idea of God is logically unnecessary. He even doubts that it has any meaning. It does not help him to explain anything which he cannot explain in some other, and simpler, way. (...) For it is of the essence of scientific honesty that you do not pretend to know what you do not know, and of the essence of scientific method that you do not employ hypotheses which cannot be tested."
â Alan Watts, Wisdom Of Insecurity: A Message for an Age of Anxiety
Vendredi 08 mars
LâĂ©crivain Nicolas Cole, dans un entretien avec le youtubeur Ali Abdaal, fait remarquer que notre envie dâĂȘtre indĂ©pendant·es clashe avec notre besoin dâĂȘtre accepté·es et reconnu·es par le groupe.
Pour quelquâun qui, comme moi, se targue dâĂ©crire «âdepuis les margesâ», cette observation entre en rĂ©sonance avec ce que je ressens parfois : jâaimerais ĂȘtre acceptĂ© par le groupe, mĂȘme si je sais que ce groupe nâest pas fait pour moi et que je ne mây sentirais pas Ă lâaise. Au fond, j'attends encore que la validation vienne de l'extĂ©rieur, c'est-Ă -dire de ces gens qui ne me l'accorderont pas.
*
MĂȘme en voulant sâĂ©manciper de lâhĂ©tĂ©ronorme, la personne LGBTQ+ peut continuer Ă vivre dans son orbite et garder celle-ci comme point de rĂ©fĂ©rence. Quand on construit son identitĂ© contre quelque chose, sâĂ©mancipe-t-on vraiment ou reste-t-on prisonnierâ? Pour vivre libre, Ă supposer que cela soit seulement possible, il faudrait oublier jusquâĂ la boussole dans sa poche, car elle indiquera toujours le Nord, oĂč que l'on aille.
Samedi 09 mars
Hier, jâai lu lâintroduction de Mastery (2012) de Robert Greene. Câest en soi un petit chef-dâĆuvre dâĂ©criture, la preuve que lâauteur est lui-mĂȘme un maitre (dans lâart noble de la vulgarisation). Son travail mĂ©rite le plus grand respect : pour chacun de ses projets, il lit deux-cents et quelques livres afin dâen tirer la substantifique moelle, quâil partage ensuite avec son lectorat de maniĂšre claire, prĂ©cise et plaisante. Ses livres sont de vĂ©ritables mines d'or.
Dimanche 10 mars
Depuis vendredi, je continue Ă penser Ă Robert Greene. Ce qui me frappe, câest quâil manipule les lecteurices de maniĂšre subtile. Ce nâest pas tellement quâil mente, mais on trouve des glissements dans sa logique ou des petites exagĂ©rations.Â
Dans son introduction, sa thĂšse est la suivante : devenir un maitre dans son domaine de prĂ©dilection nâa jamais Ă©tĂ© aussi facile. Nous pouvons contourner les gatekeepers traditionnels (ceux qui contrĂŽlent lâaccĂšs), car toutes les informations sont disponibles sur internet. Son ouvrage a pour mission de montrer comment on devient un maitre, câest Ă dire, pour le formuler diffĂ©remment, comment on rĂ©alise son potentiel ou sa vocation (spoiler alert: en travaillant dur).
Pour inviter la lectrice Ă poursuivre sa lecture, il dĂ©peint une rĂ©alitĂ© volontiers nĂ©gative : puisque tout le monde a accĂšs aux informations qui Ă©taient jusquâalors difficiles Ă trouver et quâon ne voit pas apparaitre davantage de «âmaĂźtresâ» que par le passĂ©, câest la preuve que notre sociĂ©tĂ© contemporaine est en pleine stagnation. Son argumentaire est discutable, surtout sa conclusion, mais on sâen fiche, car ce qui importe, câest de crĂ©er un sentiment nĂ©gatif chez la lectrice et de lui proposer aussitĂŽt lâantidote (si tu lis mon livre, tu ne stagneras pas et tu feras partie de lâĂ©lite). Consciemment ou inconsciemment, il renforce la vision pessimiste que nous avons de notre monde. Il sâoppose clairement Ă la sociĂ©tĂ© des loisirs et des plaisirs, et promeut lâĂ©thique protestante du travail, sans nĂ©cessairement la mentionner.Â
Je ne partage pas ses vues sur lâĂ©tat de notre monde (lâĂąge dâor est un mytheâ; ne cĂ©dons pas aux sirĂšnes du misĂ©rabilisme), mais je suis dâaccord avec le message gĂ©nĂ©ral : pour que notre vie ait un sens, il faut activement lui en trouver un. LâĂ©panouissement nâest pas facile, mais les efforts que lâon dĂ©ploie pour lâatteindre en valent la peine.
Lundi 11 mars
Nous sommes en 2024â; cela fait presque 100 ans que Bertrand Russell a Ă©crit In Praise of Idleness (1932). AprĂšs un siĂšcle traumatisant, mais oĂč de nombreuses avancĂ©es sociales ont triomphĂ©, nous assistons Ă un retour en arriĂšreâ; en Occident, les inĂ©galitĂ©s se creusent Ă nouveau, les riches sont de plus en plus riches, les pauvres de plus en plus pauvresâŠÂ
Pourtant, nous produisons assez sur cette planĂšte pour que tout le monde vive dignement. Nous nâavons pas besoin de travailler 35Â heures, 40Â heures, 60Â heures par semaine pour bien vivre.Â
Pourquoi la majoritĂ© accepte-t-elle ainsi sa servitudeâ? Quelles histoires nous racontons-nous pour supporter cette injusticeâ? Quels rĂȘves inatteignables nous vend-onâ?Â
«âTu ne veux pas que les impĂŽts sur les riches augmentent, nous murmure-t-on, car le jour oĂč tu deviendras riche toi-mĂȘme, tu ne voudras pas de ça.â» (lol)
Folleâ! Fouâ! les rĂšgles du jeu veilleront Ă ce que tu ne le deviennes jamais. Et pour te faire oublier tout ça, regarde, regarde, ces mĂ©chants rĂ©fugiĂ©s qui viennent te voler ta pitanceâ!
Mardi 12 mars
âLike the woodcutter, we can all benefit from working according to seasonal circumstances. Whether it is the time or the method, true labor is half initiative and half knowing how to let things proceed on their own.â
â Deng Ming-Dao, 365 Tao: Daily Meditations
Mercredi 13 mars
Dans Mastery, Robert Greene montre que lâeffort et la rĂ©silience sont les clĂ©s pour devenir expert dans son domaine. Ă de nombreuses reprises, il invite Ă ne pas cĂ©der aux sirĂšnes de la facilitĂ© et de la mĂ©diocritĂ©. En lisant ces pages, les lecteurices pourraient en conclure quâil faut toujours aller au-delĂ de ses limites pour devenir «âexceptionnelâ». Ce discours mâest familier : câest celui quâon nous tenait en prĂ©pa.
Mais sans les bons outils pour gĂ©rer cette pression, cette philosophie appliquĂ©e dĂ©bouche sur de la souffrance psychologique. Câest du pur masochisme. Nos tendances autodestructrices sâemparent de ces discours et en oublient les nuances : le travail devient une fin en soi oĂč la souffrance est glorifiĂ©e. Bienvenue dans la hustle culture.
Jeudi 14 mars
Les principes au cĆur du Tao sont la simplicitĂ©, lâinaction et lâharmonie avec la nature. Jây vois lĂ un antidote Ă la rigueur, parfois aride, du stoĂŻcisme.Â
Jâaime certains aspects du stoĂŻcisme (en particulier, sa dichotomie du contrĂŽle), mais, ces derniĂšres annĂ©es, il a Ă©tĂ© dĂ©tournĂ© par la hustle culture qui lâutilise Ă des fins dĂ©lirantes et nocives, oĂč seuls importent la productivitĂ©, le succĂšs et lâambition dĂ©mesurĂ©e, sans aucune considĂ©ration pour le bienĂȘtre et lâĂ©panouissement holistique de lâindividu.
Vendredi 15 mars
En brouillant les frontiĂšres entre romance MM et littĂ©rature gay, on ne fait que renforcer certains malentendus. La distinction peut paraitre pĂ©dantesque, surtout en 2024 : aprĂšs tout, ces textes parlent dâamour entre hommes. Pourquoi faire une diffĂ©renceâ? Nâen avons-nous pas marre de discriminerâ?Â
MĂȘme si les deux peuvent se chevaucher (avec plaisir, Ă©videmment), leurs origines et leurs objectifs sont diffĂ©rents : lâune est issue de la littĂ©rature romantique, avec ses tropes et sa fin heureuse obligatoireâ; lâautre a pour mission de tĂ©moigner, de maniĂšre rĂ©aliste si possible, de lâexpĂ©rience gay ou queer. Peu importe si lâauteurice est une femme, un homme ou une personne non-binaire : lâessentiel est de bien faire, et câest pour ça que les recherches existent.Â
Certes, Ă titre personnel, jâaimerais que la romance MM soit moins hypersexualisĂ©e quâelle ne lâest et je voudrais que la littĂ©rature gay se dĂ©tache un peu plus souvent des douleurs de lâexpĂ©rience queer pour sâintĂ©resser Ă ses joies.Â
Mais, comme il ne me viendrait jamais Ă lâidĂ©e de reprocher Ă un chat dâĂȘtre un fĂ©lin, je pense quâil est tout aussi stupide (mea culpa, si je faillis Ă lâoccasion) dâaccuser la romance MM dâĂȘtre un fantasme dĂ©connectĂ© de la rĂ©alitĂ© ou la littĂ©rature gay de finir en eau de boudin.
Samedi 16 mars
En matiĂšre dâĂ©criture, les conseils de carriĂšre qui proviennent de lâanglophonie ne sont guĂšre applicables en France. Le marchĂ© anglo-saxon permet, par sa taille et lâabondance des opportunitĂ©s, certaines choses que le marchĂ© francophone ne saurait offrir.
Par exemple, en SFFF, Ă©crire des nouvelles reste encore une pratique importante pour dĂ©velopper ses compĂ©tences et se faire connaitre dans le milieu. On peut mĂȘme commencer Ă se professionnaliser et ĂȘtre payĂ© pour sa fiction courte : un Ă©norme boost pour lâĂ©go fragile dâune auteurice dĂ©butante. MĂȘme de nos jours, aux Ătats-Unis et ailleurs, on trouve encore de grandes revues et de nombreux prix qui rĂ©compensent cet art si particulier. En France, le paysage est dĂ©vastĂ©â; lâentre-soi y est plus Ă©touffant encore quâoutre-Atlantique. Ăa vivote pĂ©niblementâ; on ne retrouve pas cette vitalitĂ© si importante Ă la crĂ©ation littĂ©raire et Ă lâĂ©mergence de voix diffĂ©rentes et importantes, Ă©conomiquement viables. En France, lâĂ©criture de nouvelles est, pour ainsi dire, une activitĂ© bĂ©nĂ©vole. Ă part une ou deux exceptions, personne ne percera en Ă©crivant des nouvellesâ; le roman est la voie royale.
Ăvidemment, ça nâempĂȘche pas dâĂ©crire des nouvelles (et de nâĂ©crire que cela, si câest ce dont on a envie), mais, quand on est jeune auteurice, il faut se mĂ©fier des conseils qui proviennent dâoutre-Atlantique. Un bon conseil, câest un conseil qui sâapplique Ă ta situation, pas Ă celle du voisin.
Dimanche 17 mars
Trouvé dans une notice de Wikipédia sur le secteur de la romance en France :
«âMĂȘme si des romances font partie dâune saga ou dâune trilogie, les deux maisons dâĂ©dition (Jâai lu et Harlequin) ne traduisent pas automatiquement tous les titres. Seul le premier numĂ©ro, voire le deuxiĂšme ou le troisiĂšme peut ĂȘtre proposĂ©. Lâordre chronologique nâest pas non plus toujours suivi. De plus, la traduction peut ĂȘtre effectuĂ©e de sorte dâĂ©liminer dĂ©libĂ©rĂ©ment toute continuitĂ© dans une saga, en changeant par exemple les prĂ©noms et les noms de famille. Dans toute romance, des passages descriptifs ou des scĂšnes dâamour peuvent ĂȘtre modifiĂ©s ou Ă©liminĂ©s lors de la traduction. Les contrats avec les auteurs anglophones prĂ©voient un droit de coupe de 15 % que les Ă©diteurs peuvent disposer comme ils le souhaitentâ»
Jâai Ă©clatĂ© de rire en lisant ce paragraphe. Le cauchemar de toustes les auteuricesâ! Mais si je gagnais autant que certaines autrices de romances amĂ©ricaines, et si je pondais quatre ou cinq romans par an, peut-ĂȘtre que jâaccepterais aussi quâon modifie mes romans : quand on est Ă©crivain·e prolixe, lâattachement que lâon ressent Ă lâĂ©gard de ses histoires se dĂ©lie. Business is business.
Lundi 18 mars
Dans son ouvrage Man, Oh Man : Writing Quality M/M Fiction (2de édition, 2013), lâautrice amĂ©ricaine Josh Lanyon Ă©crit ceci :
«âSo listen up, guys and dolls. You can include realistic, unorthodox characters from the rainbow spectrum of gay life, but your best choice is to relegate them to supporting cast.â»
Nâoublions jamais que lâimpĂ©ratif commercial renforce le statuquo et le manque de diversitĂ©. Par dĂ©faut, la romance MM nâest pas lâalliĂ©e des LGBTQ+, Ă moins quâil y ait un avantage commercial Ă le devenir. Câest un phĂ©nomĂšne que lâon retrouve aussi dans le BL thaĂŻlandais.Â
De plus en plus, nous autres wokistes faisons pression pour que ce genre de cynisme commercial ait, au moins, la dĂ©cence de se cacher.Â
Ceci dit, aussi rageant que cela puisse ĂȘtre, Josh Lanyon a certainement raison : quand on veut vendre le plus possible, on doit faire les choix qui sâimposent et essayer de plaire Ă la majoritĂ©. AprĂšs tout, le MM nâest pas de la littĂ©rature queer, câest de la romance.
Mardi 19 mars
Lâautre jour, jâai commencĂ© Fille de lâEmpire de Raymond E. Feist et de Janny Wurst, dans la traduction française dâAnne VĂ©tillard.Â
Jâai lâimpression de retourner Ă mon adolescence. Feist est lâun des premiers Ă©crivains, avec Mercedes Lackey, Ă mâavoir fait aimer non seulement les littĂ©ratures de lâimaginaire mais aussi la lecture. GrĂące Ă eux, je suis devenu un lecteur vorace, puis, presque immĂ©diatement, jâai voulu devenir Ă©crivain : la richesse des mondes quâils dĂ©peignaient et la langue dans laquelle câĂ©tait Ă©crit/traduit mâĂ©merveillaient.
Vingt-trois ans plus tard, je lis trop peu de fantasy, je lis trop peu en français, mais lâadmiration demeure intacte : lâĂ©crivain en moi continue Ă lire ces paragraphes et Ă se demander comment ils ont fait pour les Ă©crire. Ăvidemment, mon gout a Ă©voluĂ© (et le monde autour de moi, pareillement), mais en lisant Fille de lâEmpire, je me surprends Ă retrouver mes ambitions de jeunesse.
PubliĂ©e en 1987, lâhistoire nâa pas trop mal vieilli⊠(comme moi â nous avons le mĂȘme Ăągeâ!) Peut-ĂȘtre parce que lâinspiration de ce monde secondaire nâest pas le moyen-Ăąge occidental. On reste dans la pĂ©riode mĂ©diĂ©vale (câest de la fantasy des annĂ©es 1980, aprĂšs tout), mais câest du cĂŽtĂ© de lâAsie que Feist et Wurst se tournent.
Mercredi 20 mars
Vivre avec un cerveau qui passe dâune obsession Ă une autre, câest fatigant. Cela fait quelques semaines que jâai envie dâĂ©crire des mĂ©ditations, sur le modĂšle de Marc AurĂšle⊠Non pas sur le stoĂŻcisme, mais avec le pronom «âtuâ» (puisquâil sâadresse Ă lui-mĂȘme).Â
Je trouve cette forme sincĂšre, plus sincĂšre que ces Ă©crits oĂč lâon donne des conseils de dĂ©veloppement personnel Ă ses lecteurs, comme si lâauteurice possĂ©dait toute la sagesse du monde. (Spoiler alert: they donât.)
Dans Un savoir gai, William Marx reprend aussi le pronom tu pour son abĂ©cĂ©daire, et ça fonctionne trĂšs bien. (Je serais tentĂ© de couvrir ce quâil nâa pas couvert : la culture populaire). Ce tu est complexe, car câest tout aussi bien lâauteur que le lecteur â cette ambigĂŒitĂ© familiĂšre est intĂ©ressante.
Ă mes yeux, toute aventure littĂ©raire se doit dâĂȘtre sincĂšre et honnĂȘte. Je ne pourrais pas dĂ©marrer un projet si jâavais lâimpression de mentir ou de ne pas ĂȘtre en adĂ©quation avec mes valeurs. MĂȘme la fiction, qui ne raconte pas nĂ©cessairement la rĂ©alitĂ©, se doit de dire la vĂ©ritĂ©.
Jeudi 21 mars
«âLe problĂšme, bien sĂ»r, câest que la vente de livres nâest pas une science exacte. Ce nâest pas parce que vos livres sont bien commercialisĂ©s, ou que vos publicitĂ©s sont efficaces, ou mĂȘme que vos histoires sont bien Ă©crites que vous vendrez. Surtout pas dans le marchĂ© saturĂ© dans lequel nous vivons.
Oui, vous vous donnez plus de chances si vous faites du marketing âcorrectementâ pour ainsi dire, ou si vous avez des pratiques de publication intelligentes, ou un bon thĂšme ou une bonne accroche, etc. Oui, vous vous donnez de meilleures chances. Mais cela reste une chance. Ce nâest pas une garantie.â» (Becca Syme, newsletter du 19 mars 2024, trad. DeepL & E. Daumier)
Une pensĂ©e me vient spontanĂ©ment : «âĂ quoi bon, dans ce casâ?âPourquoi se donner tant de peine ?»Â
VoilĂ le type de murmure insidieux dont il faut se mĂ©fier⊠car ces questions, que lâon peut appliquer Ă tout dans la vie, nous immobilisent si bien quâon finit par ne jamais rĂ©aliser ni ses rĂȘves ni ses ambitions.
Vendredi 22 mars
Jâai besoin dâĂ©crire de la fiction pour mâancrer dans les dĂ©tails dâune vie quotidienne, celle de mes personnages, quâils habitent notre sociĂ©tĂ© dĂ©senchantĂ©e du XXIe siĂšcle ou un monde secondaire de fantasy ou de SF.Â
Mon problĂšme : jâintellectualise toutâ; je thĂ©orise sans cesse, si bien que mes pensĂ©es courent le risque de pousser hors-sol.
Je veux bien avoir la tĂȘte dans les nuages, mais je tiens Ă garder les pieds dans le terreau fertile de la rĂ©alitĂ©.Â
La fiction est le domaine des Ă©motions, oĂč un autre mode de rĂ©flexion se dĂ©veloppe : celui de lâintuition, des symboles, des juxtapositions, des associations poĂ©tiques. Le Guin disait que la fiction lui permettait de rĂ©flĂ©chir : câĂ©tait le mode quâelle utilisait naturellement pour rĂ©pondre Ă ses questions. Je ne sais pas si câest mon cas, mais je me trouve plus Ă©quilibrĂ© quand je mâexprime Ă travers une histoire⊠comme si jâutilisais toute la panoplie qui Ă©tait Ă ma disposition pour vivre mes interrogations.
Samedi 23 mars
Se concentrer sur le processus crĂ©atif, apprendre Ă aimer ses hauts et ses bas, plutĂŽt que de se focaliser (se crisper) sur sa finalitĂ©, voilĂ , me semble-t-il, la clĂ© du succĂšs.Â
Et par «âsuccĂšsâ», jâentends : la satisfaction dâune vie bien menĂ©e.
Dimanche 24 mars
En ce moment, je retrouve les pensĂ©es qui mâanimaient il y a quelques annĂ©es et qui me permettaient de lutter contre un perfectionnisme paralysant : assouplis tes exigencesâ; tu nâas pas besoin de rĂ©pondre Ă toutes tes questions avant de tâautoriser Ă passer Ă lâactionâ; mal faire, câest mieux que de ne rien faire du toutâ; lâĂ©chec ne rĂ©side pas dans lâerreur mais dans la procrastination sans fin.
Lundi 25 mars
Il semble exister deux courants ou deux approches quand on sâintĂ©resse Ă lâhomosexualitĂ© et Ă son histoire :
«âLes essentialistes (au rang desquels on compte John Boswell) dĂ©finissent lâhomosexualitĂ© dâun point de vue psychologique, en fonction des pensĂ©es, des dĂ©sirs et des prĂ©dispositions intĂ©rieures.
Les socioconstructivistes (comme Michel Foucault) prĂ©fĂšrent une dĂ©finition comportementale, car ils voient lâhomosexualitĂ© avant tout comme une action.Â
Les essentialistes mettent donc lâaccent sur des facteurs biologiques ou psychologiques qui conditionnent les tendances de lâindividu, tandis que les socioconstructivistes se concentrent sur la maniĂšre dont la sociĂ©tĂ© façonne lâexpression de cette sexualitĂ©.â»Â
(Bret Hinsch, Passions of the Cut Sleeve: the Male Homosexual Tradition in China, 1990)
Les deux approches, plutĂŽt que de sâopposer, se complĂštent : la premiĂšre se place au niveau de lâindividu, la seconde au niveau de la sociĂ©tĂ©.
Mardi 26 mars
Jâimagine quâen 2024, les chercheurs universitaires ont depuis longtemps dĂ©passĂ© cette opposition, mais pour le savoir, il faudrait que je lise la recherche contemporaine qui nâest pas facilement accessible au grand public et qui ne lui est pas non plus destinĂ©e. LâariditĂ© thĂ©orique et le jargon y sont souvent de rigueur. Avec lâĂąge, je deviens de plus en plus allergique Ă ceux qui sâenferment dans leur tour dâivoire universitaire et se contentent dâĂ©crire pour leur petit milieu. La vulgarisation scientifique est une pratique nobleâ; les universitaires anglophones lâont mieux compris que leurs confrĂšres francophones.
Pourquoi nâexiste-t-il pas un ouvrage grand public sur les amours entre hommes dans le passĂ©â? Hein, pourquoiâ? En vrai, cĂŽtĂ© anglais, il en existe, mais il semble que ça ne soit jamais assez pour moi. Ils se focalisent un peu trop sur l'Occident, Ă mon goĂ»t.
Depuis quelques annĂ©es, jâai dans la tĂȘte un projet que jâappellerais Les Illustres⊠et qui aurait pour thĂšme les homosexuels du passĂ© dans le monde entier (dans la vie, tâes ambitieux ou tu lâes pasâ!).
Fictionâ? Essai ? Un mĂ©lange des deux ? Aucune idĂ©e⊠mais les recherches seraient monstrueuses dans tous les cas, et câest la raison pour laquelle je procrastine gentiment. Qui serait assez fou pour se lancer dans un tel projetâ?
Mercredi 27 mars
Quand je regarde ce que font les institutions culturelles publiques anglaises, le dynamisme qui les caractĂ©rise, je ne peux mâempĂȘcher dâavoir un peu pitiĂ© de leurs Ă©quivalents français. Lâesprit dâentrepreneuriat semble sâĂȘtre noyĂ© dans la Manche.
Je ne prendrai quâun seul exemple : depuis quelques annĂ©es, la British Library a entrepris un vaste projet de promotion de ses fonds littĂ©raires en rĂ©Ă©ditant les «âclassiquesâ» de lâĂąge dâor du genre policier (1920-1950). Suite Ă ce succĂšs Ă©ditorial, plus rĂ©cemment, elle a dĂ©cidĂ© de faire de mĂȘme avec le Weird (le fantastique et lâhorreur) de la fin du XIXĂš et du dĂ©but du XXe siĂšcles.Â
Plus intéressant encore, pour chacun de ces deux genres, elle propose des abonnements : ainsi, chaque mois, les lecteurices curieuses peuvent recevoir la derniÚre publication en date pour 9,99 £ seulement (frais de port gratuit pour le Royaume-Uni).
Jâaurais tellement aimĂ© que la BnF fasse de mĂȘme pour la littĂ©rature populaire française. AprĂšs tout, il nây a aucune honte Ă faire de lâargent quand on est une institution culturelle⊠On peut trĂšs bien proposer un scan du texte gratuitement sur Gallica et vendre une Ă©dition papier, Ă©ditĂ©e comme il se doit, de ce mĂȘme texte Ă celleux qui veulent se constituer une bibliothĂšque. Les deux ne sâexcluent pas mutuellement.
Jeudi 28 mars
Je nâĂ©tais pas retournĂ© Ă Oxford depuis mon dĂ©part pour Sheffield Ă la fin de lâĂ©tĂ©Â 2018.Â
Une (longue) visite Ă Blackwellâs mâa rappelĂ©, encore une fois, pourquoi jâadore cette ville : pour mon bonheur, je dois avoir accĂšs Ă une immense librairie. Au sous-sol, dans la Norrington Room, je me suis retrouvĂ© inspirĂ©, exaltĂ©, enthousiasmĂ© - j'en avais presque la tĂȘte qui tournait !
Jâai limitĂ© mes achats Ă quatre livres : All the Violets Tiaras, Queering the Greek Myths, un petit essai de Jean Menzies sur les rĂ©Ă©critures contemporaines des mythes grecsâ; Humanly Possible, de Sarah Bakewell, dont jâattendais la sortie en poche avec impatience (SB est lâune des meilleures essayistes anglaises, jâavais adorĂ© son bouquin sur Montaigneâ; celui-ci sâintĂ©resse Ă lâaventure humaniste de la Renaissance Ă nos jours)â; The Great Wonders of China, un prĂ©cis dirigĂ© par Jonathan Fenby et publiĂ© chez Thames & Hudson (un Ă©diteur que jâaffectionne tout particuliĂšrement et dont les essais traitent de sujets qui me passionnent)â; et enfin, The Bestseller Code, de Jodie Archer et Matthew L. Jockers, qui sâefforcent dâexpliquer «âlâanatomie dâun roman blockbusterâ» en analysant les donnĂ©es que nous avons sur ces phĂ©nomĂšnes Ă©ditoriaux (E.L. James, Dan Brown et compagnie).
Je nâai pas achetĂ© de romans, car, en ce moment, je m'oblige Ă lire davantage de fictions en français.
Vendredi 29 mars
Hier, il pleuvait tellement, et il faisait si froid, que je nâai pas apprĂ©ciĂ© Oxford Ă sa juste valeur. JâĂ©tais dâune humeur grognonne que seul Blackwellâs et une pause au cafĂ© de Waterstones ont rĂ©ussi Ă allĂ©ger.
Au rĂ©veil, ce matin, un peu déçus par les prĂ©visions mĂ©tĂ©o, nous Ă©tions prĂȘts Ă rentrer directement Ă Sheffield, mais nous avons finalement dĂ©cidĂ© de rester la matinĂ©e. Grand bien nous en a pris.
Nous avons eu lâoccasion de traverser les quartiers dâOxford que jâaimais beaucoup, de dĂ©couvrir les nouveaux bĂątiments de lâuniversitĂ© et de ses colleges, et de nous balader dans quelques rues entre deux averses. Il ne mâa pas fallu longtemps pour retrouver lâĂ©merveillement qui Ă©tait le mien quand jây vivais, mais aussi pour repenser aux personnages de Dormeveille College.
Samedi 30 mars
Coralie RaphaĂ«l, dans sa newsletter hebdomadaire, partage un long article de Vox.com, intitulĂ© Everyoneâs a sellout now (« de nos jours, tout le monde est un vendu »).
Une lecture passionnante sur lâĂ©conomie de la crĂ©ation contemporaine, dont je retiens la citation suivante de Leigh Stein, car elle a rĂ©sonnĂ© fortement en moi :Â
«âUne de mes bĂȘtes noires, câest la rĂ©ticence des Ă©crivains Ă ĂȘtre actifs sur les rĂ©seaux sociaux parce quâils ne veulent pas partager leurs idĂ©es en public. Mais, dans ce cas, pourquoi vouloir ĂȘtre Ă©crivainâ? Le but de lâĂ©criture nâest-il pas dâavoir des idĂ©es que lâon veut partagerâ? Vous devriez partager ces idĂ©es en public tout le temps.â»
Dimanche 31 mars
Ăa faisait une Ă©ternitĂ© que je ne mâĂ©tais pas plongĂ© dans le Yi Jing (I-Ching chez les Anglais), le fameux classique chinois dont le titre peut se traduire par «âlivre des changementsâ».Â
Datant du Ier millĂ©naire avant notre Ăšre, câĂ©tait Ă lâorigine un traitĂ© divinatoire. Mais son usage, de nos jours, dĂ©passe le simple oracle. Il peut servir de guide spirituel, thĂ©rapeutique ou artistique. En somme, le Yi Jing, câest le plus vieil ouvrage de dĂ©veloppement personnel au monde.
Dans leur édition française, parue chez Albin Michel, Cyrille J.-D. Javary et Pierre Faure écrivent :
«âInterroger le Yi Jing consiste Ă faire le point des Ă©nergies en prĂ©sence Ă un moment donnĂ©, comme un acupuncteur prend les pouls pour connaĂźtre lâĂ©tat de son patient ou un aviateur survole un paysage pour en avoir une vue plus large quâĂ lâordinaire. Le but est dâobtenir une description des circonstances oĂč se place le problĂšme et des virtualitĂ©s de la situation. Il ne sâagit pas de deviner le futur, mais de comprendre le prĂ©sent, car câest dans les composantes du prĂ©sent que se trouvent les germes de ce qui pourra ou non advenir : tout comme le passĂ© sâest sĂ©dimentĂ© dans la rĂ©alitĂ© prĂ©sente, des potentialitĂ©s â que nous dĂ©ciderons ou non de dĂ©ployer â se nourrissent de la situation actuelle. Les Ă©clairages obtenus permettront dâĂ©chapper Ă des conditionnements de tous ordres et de sâorienter en connaissance de cause : un tirage de Yi Jing ne reprĂ©sente pas un abandon de la libertĂ© personnelle, mais une opportunitĂ© au contraire de lâaccroĂźtre.â»
Tout comme son pĂšre lâanthropologue Alfred Kroeber, Ursula Le Guin consultait rĂ©guliĂšrement le Yi Jing â câest dâailleurs grĂące Ă elle que je mây suis plongĂ© Ă mon tour. J'ai deux Ă©ditions anglaises en plus de celle de Javary & Faure. LâexpĂ©rience est dĂ©routante (d'autant plus que j'ai l'impression de recommencer Ă zĂ©ro Ă chaque fois que je l'interroge) mais extrĂȘmement enrichissante.