La version intĂ©grale de ce journal est disponible dans mon jardin numĂ©rique, Sylves. La publication sây fait au jour le jour.
Jâapplique ici lâorthographe rectifiĂ©e (good-bye les petits accents circonflexes !). Si une de ces entrĂ©es rĂ©sonne tout particuliĂšrement en toi, nâhĂ©site pas Ă me le dire, ici ou sur les rĂ©seaux sociaux.
So long!
Enzo
Jeudi 01 mai
Ăcrire des histoires me manque.
To be fair, je vis trĂšs bien sans en Ă©crire : quand le soleil apparait, jâai la libertĂ© de me rendre dans le jardin, dâaller me promener, ce qui ne serait pas le cas, si je devais Ă©crire durant mes moments dâoisivetĂ© (eh oui, car la vie est ainsi faite quâun mĂ©tier chronophage est nĂ©cessaire pour payer ses facturesâ! VDM.).
Mais jâĂ©prouve un plaisir absolu Ă vivre dans mes histoires, en compagnie dâune foule de personnages, dont le caractĂšre se construit Ă mesure que je pense Ă eux. Câest une occasion merveilleuse dâĂ©chapper Ă la morositĂ© du quotidien. Durant ces moments-lĂ , je me sens⊠utile. Ma vie a un sens.
Depuis que je nâĂ©cris plus dâhistoires, mon existence en a moins⊠ou plutĂŽt, je ne sais quel sens lui donner. Quâest-ce donc quâun romancier qui nâĂ©crit plus de fictionâ? Un romancier-jachĂšreâ? Un romancier-dĂ©sertâ? Un romancier-mortâ?
Certes, ce journal est la preuve que jâĂ©cris encore. Je nâai pas remisĂ© ma casquette dâĂ©crivain. Il mâoccupe un peu, il me fait utiliser mes «âpetites cellules grisesâ», comme dirait Poirot, mais il ne comble pas le besoin que jâai dâutiliser mon imaginaire⊠et Ă mesure que les mois passent, que les saisons changent, je sens ce besoin grandir.
Vendredi 02 mai
La plupart de ceux et celles qui sont convaincus quâils auraient Ă©tĂ© du cĂŽtĂ© des RĂ©sistants sous Vichy ne se connaissent pas. Ils confondent leur vĂ©ritable nature avec lâimage quâils ont dâeux-mĂȘmes. Ils sâimaginent en hĂ©ros ou en hĂ©roĂŻnes, ils sont â Ă©videmmentâ! â les good guys de lâHistoire.
Il ne sâagit pas dâun choix binaire : je vais devenir rĂ©sistant ou collabo, ĂȘtre le hĂ©ros ou le mĂ©chant. Non.
En rĂ©alitĂ©, il y a une troisiĂšme voie, celle que la majoritĂ© de la population choisit : se taire et ne rien faire. (Ou pour ĂȘtre plus juste et reconnaitre quâil ne sâagit pas dâune position passive : lutter pour survivre au milieu du chaos.)
Nous avons donc affaire Ă un Ă©ventail : les extrĂȘmes sont faciles Ă identifier. Pour ou contre. Mais le vaste milieu est trouble, moralement gris. Câest lĂ que se situe la majoritĂ© des gens. Et câest donc lĂ , en toute logique, que nous avons le plus de chance de nous trouver.
Quâest-ce qui nous pousse vers les extrĂȘmesâ? Comment en arrive-t-on Ă passer Ă lâacteâ? Est-ce... notre personnalitĂ©â? Nos valeursâ? Un incident traumatique qui affermit notre rĂ©solutionâ?
Quand jâĂ©tais adolescent, convaincu naĂŻvement que l'Occident avait appris les leçons de la Seconde Guerre mondiale, je pensais que de telles rĂ©flexions Ă©taient purement oiseuses⊠Mais en voyant ce qui se passe en IsraĂ«l, aux Ătats-Unis et ailleurs, et qui ne manquera pas dâarriver en Europe (je le crains), je mâaperçois que nous pourrions ĂȘtre confrontĂ©s Ă ce choix, une fois encore.
Samedi 03 mai
Manchester, un samedi aprĂšs-midi. La foule partout. Je ne crois pas que je sois fait pour vivre dans les grandes villes. Trop de monde, trop dâagitation. Câest bien de passer une journĂ©e dans cette jungle. Mais pas plus longtemps. Certes, il suffirait de se rĂ©habituer : jâai vĂ©cu Ă Paris et Ă Londres. CâĂ©tait mĂȘme agrĂ©able (surtout Londres, avec ses parcsâ!).
Mais plus je vieillis, plus jâaspire Ă une vie calme et contemplative. Pas sĂ»r que je sois prĂȘt Ă retourner Ă mon AriĂšge natale (horresco referens), mais je mesure la qualitĂ© dâune vie passĂ©e le plus prĂšs possible de la nature, oĂč le temps se mesure diffĂ©remment et oĂč lâon perçoit avec plus de clartĂ© lâessentiel (si lâon sâen donne la peine, Ă©videmment).
Dimanche 04 mai
Passionnant article sur lâIA et le futur des humanitĂ©s, par un professeur de lâUniversitĂ© de Princeton.
La crise que nous vivons actuellement nâaura pas que des effets nĂ©gatifs. Il est bon de le rappeler. Il se pourrait quâelle permette Ă lâhumanitĂ© de clarifier ce quâĂȘtre humain veut dire, surtout si l'on assiste Ă lâĂ©mergence dâune conscience ou dâune intelligence capable de rivaliser avec la nĂŽtre. (Certes, nous nâen sommes pas encore lĂ , mais tout va trĂšs vite : quâen sera-t-il dans dix ansâ? Ou mĂȘme dans deux ou trois ans Ă peineâ?)
Bien Ă©videmment, ce faisant, on risque dâaggraver la crise climatique et de dĂ©passer le point de non-retour (si ce nâest pas dĂ©jĂ fait).
On risque aussi dâavoir une gĂ©nĂ©ration dâhumains incapables de penser par eux-mĂȘmes : des assistĂ©s de la pensĂ©e (car rĂ©flĂ©chir, câest dur⊠et nous sommes cĂąblĂ©s pour choisir la solution qui nous demande le moins dâĂ©nergie possible).
Lâautre jour, Clara me racontait, horrifiĂ©e, que ses sixiĂšmes avaient commencĂ© Ă utiliser ChatGPT pour faire des exercices de grammaire. Des sixiĂšmesâ! Plus besoin de faire travailler sa mĂ©moire, ni mĂȘme dâessayer de comprendre les consignes. Quel piedâ! Je ne leur jette pas la pierre : Ă leur Ăąge, je n'aurais pas Ă©tĂ© assez mature pour comprendre que je sabordais mon Ă©ducation.
La technologie est un outil⊠Un outil nâest ni bon ni mauvais, câest lâusage quâon en fait qui le dĂ©termine⊠Mais pas besoin dâun Ă©pisode de Black Mirror pour nous faire comprendre quâune population qui accepte de sous-traiter sa pensĂ©e (et la gestion de son quotidien), et ce dĂšs le plus jeune Ăąge, court Ă sa perte. Surtout si la machine nâest pas neutre et a pour seule mission de nous manipuler et de nous exploiter. N'oublions jamais quâOpenAI et comparses sont des entitĂ©s commerciales dont le but est de vendre nos donnĂ©es aux plus offrants ou de les utiliser elles-mĂȘmes afin dâassoir leur hĂ©gĂ©monie. Il nây a rien de bienveillant dans leur approche.
Lundi 05 mai
Dans lâĂnĂ©ide, long chant Ă©pique composĂ© il y a plus de deux-mille ans par le poĂšte Virgile, ĂnĂ©e descend aux Enfers (câest ce que lâon appelle une catabase) pour rencontrer lâĂąme de son pĂšre Anchise, qui lui rĂ©vĂšle son futur ou plutĂŽt celui de Rome. Celui-ci mentionne aussi la rĂ©incarnation des Ăąmes et le fait quâelles oublient tout de leur vie passĂ©e aprĂšs avoir bu lâeau du fleuve LĂ©thĂ©.
VoilĂ deux croyances qui ont survĂ©cu jusquâĂ nos jours : la rĂ©incarnation des Ăąmes et lâutilisation des morts afin de connaitre lâavenir.
La premiĂšre est une doctrine hĂ©rĂ©tique dans nos rĂ©gions chrĂ©tiennes, mais le spiritisme du 19Ăšme siĂšcle et la pensĂ©e New Age lâont certainement rendue plus acceptable : chassez une vieille croyance par la porte et elle reviendra par la fenĂȘtre. La seconde est encore plus vivace : il suffit de se rendre chez un·e mĂ©dium pour en faire lâexpĂ©rience.
Pourquoi les membres dĂ©cĂ©dĂ©s de nos familles se pressent-ils donc aux portes mĂ©diumniques afin de nous parler de nos futursâ? Quâest-ce quâils ont Ă y gagnerâ? Peut-ĂȘtre que le gout du gossip survit dans lâau-delà ⊠(«âJâai vu ton futur, fiston, et ben, tu vas pas me croire mais il faut que je te raconteâ»).
Ă supposer que je sois encore lĂ aprĂšs ma mort (sous une forme ou une autre, dans cette rĂ©alitĂ© ou ailleurs â vous ne vous dĂ©barrasserez pas de moi aussi facilement), je trouverais ennuyeux quâun mĂ©dium que je ne connais ni dâĂve ni dâAdam mâappelle pour donner des conseils Ă mon petit-fils⊠conseils qui, en plus, seraient mal interprĂ©tĂ©s par le spirite en question (la ligne est souvent mauvaise).
Certes, je nâaurai pas dâenfants (ni de petits-enfants, en toute logique), ce qui rend ce scĂ©nario encore plus improbable quâune existence omnisciente aprĂšs la mortâŠ
Jeudi 08 mai
Annuntio vobis gaudium magnum : habemus papam !
Je ne manque jamais une occasion de pratiquer mon latin. Et câest Ă peu prĂšs la seule que jâaie dâentendre cette langue ancienne Ă la tĂ©lĂ©vision, en prime time, appliquĂ©e Ă un contexte contemporain.
Nous ne saurons pas sâil sâagit dâune «âgrande joieâ» pour le monde avant plusieurs annĂ©es⊠Mais jâespĂšre que nous pourrons compter sur la voix de l'AmĂ©ricain LĂ©on XIV pour rappeler urbi et orbi (et surtout Ă la face orange qui rĂšgne dans son pays dâorigine) quâil faut agir avec dĂ©cence, mesure et compassion, dans le plus grand respect de son prochain et de lâenvironnement.
Vendredi 09 mai
«âLe travail de la pensĂ©e ressemble au forage dâun puitsâ; lâeau est trouble dâabord, puis elle se clarifie.â» (Proverbe chinois)
Samedi 10 mai
Lâexploration de Reddit est fascinante. On y retrouve tous les dĂ©fauts humains, ici lâun se vante, lĂ une autre se moque de telle ou telle croyance⊠Il y a des querelles de clocher Ă nâen plus finir, chacun Ă©tant persuadĂ© que sa vĂ©ritĂ© est la VĂ©ritĂ© et que le voisin est forcĂ©ment dans lâerreur.
MalgrĂ© la violence des passions qui Ă©clatent au grand jour, Reddit me semble plus agrĂ©able que les rĂ©seaux sociaux traditionnels (Facebook, Twitter, Instagram) dans la mesure oĂč lâusager choisit les conversations quâil veut suivre. On peut y faire des recherches sur un sujet pointu et dĂ©couvrir ce quâun inconnu Ă lâautre bout du monde pense dâun livre obscur. Peu importe si le commentaire date dâhier ou dâil y a quinze ansâ; sa valeur nâest pas dĂ©terminĂ©e par sa rĂ©cence (de nos jours, les avis semblent avoir une date de pĂ©remption de plus en plus courte). On peut aussi filtrer le «âbruitâ» plus facilement. Une fois ma curiositĂ© assouvie, je ferme Reddit et passe Ă autre chose.
Sur Threads, Ă la merci du dieu algorithmique tout-puissant, je vois, Ă la suite et sans logique apparente, un post sur lâĂ©criture, une remarque sur la maladie dâune inconnue, une vidĂ©o neuneu créée par une IA⊠AprĂšs cinq minutes Ă doomscroller, mon cerveau se met Ă bourdonnerâ; polluĂ© par le futile, il ne sait plus oĂč il se trouve.
Dimanche 11 mai
Un autre proverbe chinois : «âAimez votre voisin, mais ne supprimez pas votre clĂŽture.â»
Mercredi 14 mai
Pour une vie heureuse, cultivons en nous (mĂȘme artificiellement) lâamour, la joie, la gratitude, la compassion et la bienveillance. Ce nâest pas facile (câest le moins que lâon puisse dire), mais câest le seul antidote au cynisme et au pessimisme ambiants qui nous pourrissent lâexistence.
Ces Ă©motions positives (ou devrais-je dire ces Ă©tats dâesprit positifs ?) sont pareilles Ă des muscles : plus on les travaille, plus elles viennent facilement. Et ce qui est merveilleux, câest quâelles sont indĂ©pendantes des circonstances extĂ©rieures.
Life is not a bed of roses. Si lâon attendait que tout soit alignĂ© pour ĂȘtre heureux, on risquerait dâattendre longtemps.
Jeudi 15 mai
Oliver Burkeman, dans sa newsletter du jour, nous rappelle lâimportance de se sentir en vie (aliveness). Il faut mettre ici lâaccent sur «âsentirâ». Il sâagit de vivre intensĂ©ment sa vie (mĂȘme les Ă©motions nĂ©gatives), de faire lâexpĂ©rience de la vitalitĂ© dâĂȘtre-au-monde.
«âIl est important de noter que aliveness (vivacitĂ©/vitalitĂ©) nâest pas synonyme de bonheur. Comme lâexplique l'enseignant de zen Christian Dillo dans son livre passionnant The Path of Aliveness, on peut tout Ă fait se sentir vivant au milieu dâune tristesse intense. Aliveness, Ă©crit-il, âne consiste pas Ă se sentir mieux, mais Ă sentir mieuxâ. Lorsque je la ressens dans mon travail, ce nâest pas parce que chaque tĂąche est un plaisir absoluâ; et si je l'Ă©prouve en compagnie de mes proches, ce nâest pas parce que jâai transcendĂ© la capacitĂ© dâĂȘtre agacĂ© par les autres â car croyez-moi, ce nâest pas le cas.â»
Vendredi 16 mai
Quand je visite Mariage FrĂšres Ă Covent Garden, je ne peux mâempĂȘcher de remarquer Ă quel point ils nâont pas Ă©voluĂ© avec le temps.
Ils sont coincĂ©s dans une vision du luxe snobinarde, certainement Ă la française, oĂč lâon regarde le client de haut⊠Trop souvent, je trouve que le service laisse Ă dĂ©sirer : il y a trĂšs peu de chaleur, ils sont Ă peine aimables ou serviables. Câest trĂšs parisien, en somme, mais nous nous trouvons Ă Londres et les employĂ©s viennent du monde entier (il faut donc en conclure que câest ainsi quâon les forme)âŠ
Nâest-il pas possible dâĂȘtre distinguĂ© sans ĂȘtre froid et donner lâimpression que lâon sâest assis sur un balaiâ? Je ne saurais dire, nâĂ©tant pas trĂšs distinguĂ© moi-mĂȘmeâŠ
Je ne sais pas trop quoi penser de lâimagerie coloniale non plus : elle rappelle lâorientalisme triomphant du 19e siĂšcle, et du dĂ©but 20e, avec ses voyages exotiques et ses grandes expĂ©ditions, mais aussi lâexploitation des autres Peuples par le Blanc â lâextraction et le pillage barbares opĂ©rĂ©s par le soi-disant «âcivilisé⻠au nom dâune certaine idĂ©e de la Civilisation (avec une majuscule, siouplait).
Au fond, mon problĂšme ne serait-il pas que Mariage FrĂšres sâadresse Ă une clientĂšle aisĂ©e de droite (donc nostalgique, par dĂ©finition) et antiwokeâ? Horresco referens. Viteâ! Une gorgĂ©e de thĂ© pour faire passer ce gout amerâ!
Samedi 17 mai
Hier, jâai achetĂ© Queer As Folklore de Sacha Coward, sorti rĂ©cemment en poche/paperback chez Unbound, dont lâobjectif est de dĂ©voiler «âlâhistoire queer des mythes et des monstresâ».
Je nâĂ©tais pas trop dâhumeur Ă acheter un livre. Et pourtantâŠ
Ce qui mâa dĂ©cidĂ©â? En feuilletant le sommaire, dans la troisiĂšme partie (sur lâocculte et le paranormal), jâai remarquĂ© il y avait un chapitre consacrĂ© aux «âDemon Twinksâ».
Dimanche 18 mai
MalgrĂ© un premier Ă©pisode moyen, cette seconde saison de Doctor Who est dâexcellente qualitĂ©.
Sans hĂ©sitation, je prĂ©fĂšre la nouvelle compagne, Belinda Chandra, Ă Ruby Sunday (jâaime assez peu Millie Gibson, mĂȘme si je dois reconnaitre que lâĂ©pisode 4 qui lui Ă©tait consacrĂ© cette saison Ă©tait rĂ©ussi). Le jeu de Varada Sethu apporte une certaine maturitĂ© qui se marie bien avec la frivolitĂ© de Ncuti Gatwa. Lâabsence de tension amoureuse/sexuelle entre le Doctor et sa compagne est trĂšs agrĂ©able et permet dâexplorer, sans ambigĂŒitĂ© aucune, la profondeur de leur amitiĂ©. Ăa rappelle Ă©videmment Tennant/Tate, lâun des duos les plus mĂ©morables et les plus populaires de la sĂ©rie.
La scĂšne finale de lâĂ©pisode 6 («âThe Interstellar Song Contestâ»), avec la bi-rĂ©gĂ©nĂ©ration de la Rani (quarante ans aprĂšs sa premiĂšre apparitionâ!), mâa enthousiasmĂ© au plus haut point : Archie Panjabi (que j'avais adorĂ©e, jadis, dans The Good Wife) va ĂȘtre gĂ©niale dans les deux derniers Ă©pisodes de la saison. On nous promet du trĂšs grand spectacleâ!
Mardi 20 mai
En ce moment, je prends beaucoup de plaisir Ă continuer ma lecture des Chroniques de lâĂtrange de Pu Songling. Il sâagit dâun classique chinois du 17e siĂšcle, publiĂ© en deux tomes chez Picquier Poche et traduit par le cĂ©lĂšbre sinologue AndrĂ© LĂ©vy (1925-2017).
Le style classique de LĂ©vy est superbe. Câest une langue qui mâimpressionne : les phrases y sont Ă©lĂ©gantes mais simples, le vocabulaire riche et soutenu.
Je crois que jâaurais aimĂ© pouvoir Ă©crire ainsi mes histoires de fantasy ou mes rĂ©cits dâinspiration historique. Jâen suis Ă©videmment incapable, ce qui nâest peut-ĂȘtre pas une mauvaise chose : la plupart des lecteurices contemporain·es aiment peu la langue littĂ©raire⊠surtout dans les genres oĂč je traine mes guĂȘtres (lâhomoromance et la SFFF).
Mais câest le contenu de ces chroniques qui mâenthousiasme le plus : une myriade de rĂ©cits fantastiques, allant de lâanecdote de quelques lignes Ă peine Ă des nouvelles dĂ©ployĂ©es sur plusieurs pages.
Parfois, il faut bien lâavouer, je nây comprends rien et je ne perçois aucun intĂ©rĂȘt Ă ce que je lis⊠mais plus souvent peut-ĂȘtre, une chronique pique ma curiositĂ©â; mon imaginaire est transportĂ© par lâapparition dâune crĂ©ature surnaturelle ou la mention dâune croyance locale.
Ce soir, jâai Ă©tĂ© Ă©mu par lâamitiĂ© Ă©thylique et improbable entre un pĂ©cheur et un fantĂŽme, qui devient le gĂ©nie protecteur dâune province Ă©loignĂ©e.
Ăvidemment, en lisant les Chroniques de lâĂtrange, jâai envie de me remettre Ă mon DĂ©mon blanc. Ăa ne devrait guĂšre me surprendre : quand jâĂ©crivais les aventures de Lao et de Kaecilius, je lisais lâĂ©dition anglaise de ce classique chez Penguin Classics (Strange Tales from a Chinese Studio).
Mercredi 21 mai
Lévy fait un usage trÚs classique (et scolaire, pour ainsi dire) du présent dans ses traductions.
*
Contrairement aux langues indo-europĂ©ennes, la morphologie du verbe en chinois classique nâexprime aucune valeur temporelle (c'est vrai, aussi, du mandarin contemporain) : on utilise la mĂȘme forme pour le passĂ©, le prĂ©sent ou le futur (et pareillement pour le singulier ou le pluriel, etc.). Câest une notion linguistique difficile Ă apprĂ©hender quand on est habituĂ© aux temps verbaux⊠Câest un peu comme si on utilisait lâinfinitif du verbe dans toutes nos phrases : Pierre aller au marchĂ©â; le chien et le chat se promener dans le parcâ; hier, je dĂ©couvrir un bon restaurant.
*
Dans les Chroniques de lâĂtrange, LĂ©vy utilise, principalement, lâimparfait et le passĂ© simple⊠mais au dĂ©tour dâune phrase, un prĂ©sent de narration fait son apparition :
«âPire : au lieu de suivre son chemin, elle sâapprochait lentement du lit. Il fit semblant de dormir pour observer ce qui allait sâensuivre. La voilĂ qui lĂšve sa jupe, monte dans le lit et pĂšse de tout son poids sur son ventre : il avait lâimpression dâĂȘtre Ă©crasĂ© sous trois-cents livresâ! Son cĆur battait la chamade.â»
Jâai trouvĂ© aussi des prĂ©sents Ă valeur de vĂ©ritĂ© gĂ©nĂ©rale :
«âIl y avait Ă Longmont un vieil homme passionnĂ© de travaux agricoles, dĂ©nommĂ© An. Ă lâautomne, quand les blĂ©s noirs sont murs, on les fauche et les entasse sur le talus des diguettes. Comme la prĂ©sence de pillards de rĂ©colte au village voisin exigeait la plus grande vigilance, il avait ordonnĂ© Ă ses ouvriersâŠâ»
Jâai lâimpression que cet art de la narration n'est plus trop pratiquĂ© de nos jours, nâest-ce pasâ? Si un texte est Ă©crit au passĂ©, tout est au passĂ©â; le prĂ©sent n'est tolĂ©rĂ© que dans les dialogues.
Tout se perd, ma pauvre Lucetteâ!
Je ne veux pas jouer, ici, les vieux grincheux : il faut vivre avec son tempsâ; je suis heureux de constater que les gouts Ă©voluent et que les techniques dâhier sont adaptĂ©es aux besoins et aux envies dâaujourdâhui. Je le suis beaucoup moins quand je remarque â anecdotiquement â un appauvrissement des outils narratifs que les Ă©crivain·es ultracontemporain·es utilisent (et que, par consĂ©quent, les lecteurices sont capables de tolĂ©rer).
Vendredi 23 mai
Sensation oppressante lorsque quelquâun me demande ce que je vais faire de mon long weekend fĂ©riĂ©.
En un seul mot : rien.
Et si je devais dĂ©velopper : je vais faire mille dĂ©couvertes et vivre mille rĂ©volutions⊠Mes heures seront soumises Ă la sĂ©rendipitĂ© et, autant faire se peut, je cultiverai la joie simple dâĂȘtre au monde. Ce weekend nâaura rien de glamour, rien dâinstagrammable, pas mĂȘme une anecdote intĂ©ressante Ă partager avec les collĂšgues mardi matin.
Samedi 24 mai
Lâadministration Trump continue sa petite guĂ©guerre avec Harvard et veut maintenant lâempĂȘcher de recruter des Ă©tudiants Ă©trangers⊠Son imbĂ©cilitĂ© nâest plus Ă prouver, mais quand mĂȘmeâ!... Il faut ĂȘtre trĂšs sot pour ne pas comprendre le concept de soft power. En voulant soumettre Harvard et les autres universitĂ©s, le gouvernement se tire une balle dans le pied. Une balle de plus, me direz-vous, car Trump a des idĂ©es brillantes tous les jours sur tous les sujets possibles et imaginables.
Câest fascinant de voir la premiĂšre (secondeâ?) puissance mondiale se saborder de la sorte. Si elle voulait faire le jeu de la Chine, elle ne sây prendrait pas autrement.
Dimanche 25 mai
Je viens de commencer la lecture de King, Warrior, Magician, Lover : Rediscovering Masculinity Through the Lens of Archetypal Psychologyââ A Journey into the Male Psyche and Its Four Essential Aspects (1992) de Robert Moore et Douglas Gillette.
Lâintroduction dĂ©veloppe lâidĂ©e que les malheurs qui affligent notre sociĂ©tĂ© contemporaine sont, en partie, dus au fait que les hommes sont immatures et coincĂ©s dans ce que Moore et Gillette appellent la «âboy psychologyâ» (par opposition Ă la «âman psychologyâ», qui est, elle, positive et respectueuse de son environnement et des ĂȘtres vivants). Câest ainsi quâils expliquent les dĂ©rives patriarcales et la violence systĂ©mique faite aux femmes et aux minoritĂ©s. (Le masculinisme ultracontemporain qui fleurit sur internet en ce moment serait donc un symptĂŽme de cette «âboy psychologyâ».)
Contrairement Ă certains courants fĂ©ministes, qui affirment que les hommes doivent embrasser la part fĂ©minine de leur psychĂ© afin de mettre un terme Ă cette violence, Moore et Gillette dĂ©veloppent une opinion plus nuancĂ©e sur la masculinitĂ©. Selon eux, il est vital dâavoir des modĂšles masculins sains et mĂątures dans son entourage afin de pouvoir passer de la boy psychology Ă la man psychology.
Lâhomme queer que je suis se crispe dĂšs que le mot «âmasculinité⻠apparait sur la page. Câest le signe, sans aucun doute possible, que mon esprit a une vision (trĂšs) pĂ©jorative de lâhomme «âmasculinâ»⊠Pour moi, la masculinitĂ© se limite Ă la boy psychology. Je ne lâimagine pas autrement que toxique (ce qui est injuste, je dois le reconnaitre). Cette crispation ou cet inconfort mâindique que c'est un sujet qui mĂ©rite dâĂȘtre creusĂ©. Je vais donc essayer de continuer ma lecture⊠et voir oĂč cette exploration des archĂ©types masculins va me mener.
Mercredi 28 mai
Lâauteurice Ă©sotĂ©rique me perd dĂšs quâiel affirme que tel ou tel phĂ©nomĂšne Ă©tait prĂ©sent dĂšs lâAntiquitĂ© sans citer la moindre source. (On dirait ces fameuses intros de dissertation en lettres ou en philo : «âdepuis la nuit des tempsâŠâ».)
Je ne me considĂšre pas comme historien, mais je suis passĂ© par une hypochartes, puis quelques annĂ©es plus tard, par lâĂcole Pratique des Hautes Ătudes⊠SpontanĂ©ment, jâaime retracer lâarbre gĂ©nĂ©alogique dâune idĂ©e, dâun courant de pensĂ©e, dâune philosophie ou dâune religion (chacun son plaisir). Sur les bancs de lâUniversitĂ©, jâai Ă©tĂ© sensibilisĂ© Ă lâhistoire de la transmission des savoirs et des textes, de lâAntiquitĂ© Ă nos jours. MĂȘme les idĂ©es ont une histoire.
Je sais aussi reconnaitre un argument dâautoritĂ© quand jâen vois un.
Mentionner des origines antiques sans jamais Ă©tayer son propos nâa pas lâeffet escomptĂ© sur moi : je dĂ©croche aussitĂŽt, lĂšve les yeux au ciel et un «âbullshitâ» sâĂ©chappe de mes lĂšvres.
Quand je lis un essai Ă©sotĂ©rique, jâessaye â autant que faire se peut â dâentrer dans le texte sans aucun Ă priori afin de pouvoir voir le monde Ă travers les yeux de lâauteur. Mes croyances nâentrent pas en jeu, ou le moins possible. Je suspends mon incrĂ©dulitĂ©. Le jugement viendra plus tard, une fois que jâaurai pesĂ© les arguments et les contrarguments.
Jeudi 29 mai
Prenons lâexemple des annales akashiques.
Dans un manuel qui explique ce que sont ces fameuses annales Ă©thĂ©rĂ©es et comment y accĂ©der (ne me demandez pas comment jâai atterri lĂ -dedans), son autrice affirme que le concept de mĂ©moire universelle Ă©tait prĂ©sent sous dâautres noms dĂšs lâAntiquitĂ© et dans dâautres civilisations. Why notâŠ
Je veux bien entretenir cette possibilitĂ© dans mon esprit mais, pour que je la prenne un minimum au sĂ©rieux, jâattends quâelle me dise lesquels et dĂ©veloppe un peuâŠ
Certes, ce nâest pas un essai historiqueâ; les lecteurices se fichent de savoir les origines dans le dĂ©tail⊠mais si cette autrice est incapable de dĂ©velopper un tantinet, quâelle se contente alors dâĂ©crire que ce concept apparait pour la premiĂšre fois sous la plume dâHelena Blavatsky en 1877 et que câest C. W. Leadbeater qui forge cette expression (Akashic records) en 1899.
Ăvidemment, câest plus classe de dire que ça existait du temps de MoĂŻse ou dâHermĂšs TrismĂ©giste, de Platon ou de Pythagore⊠Concluons donc que, pour tout ce qui touche Ă lâĂ©sotĂ©risme, les concepts vieux de moins de cent cinquante ans ne cassent pas trois pattes Ă un canard et ont besoin dâun parentage prestigieux.
Vendredi 30 mai
Et si vous souhaitez vraiment savoir comment jâen suis venu aux annales akashiques, allez Ă©couter quelques Ă©pisodes de Breakdown, le podcast de Mayim Bialik, docteure en neurosciences et actrice (The Big Bang Theory).
Depuis janvier, elle et son partenaire sont fascinĂ©s par The Telepathy Tapes, un autre podcast qui a fait parler de lui en dĂ©but dâannĂ©e aux Ătats-Unis et qui sâest attirĂ© les foudres de la communautĂ© scientifique (Conspirituality lui a mĂȘme consacrĂ© un Ă©pisode, que je conseille).
Dans Breakdown, ils explorent, entre autres, les interactions entre science et phénomÚnes extrasensoriels, avec des invités issus des deux mondes : des scientifiques, des pseudoscientifiques (!), des sceptiques, des médiums, des gourous de la spiritualité new age, etc.
Samedi 31 mai
«âCe que lâIA est, câest une idĂ©ologie â un ensemble dâidĂ©es qui sâest emparĂ© non seulement de lâindustrie technologique, mais aussi dâune grande partie du monde politique (Ă gauche et Ă droite), de la majoritĂ© de ceux qui possĂšdent des actifs de plusieurs millions et plus, et, on dirait bien, dâune portion grandissante du milieu journalistique. LâidĂ©ologie elle-mĂȘme nâest pas nouvelle â il sâagit de cet ancien systĂšme de suprĂ©matie, qui accorde soins et confort Ă certains tout en condamnant les autres Ă la servitude et Ă la pĂ©nurie â mais elle a Ă©tĂ© actualisĂ©e afin de plaire Ă lâĂšre tardive du capitalisme numĂ©rique que nous traversons, câest un nouveau manteau tape-Ă -lâĆil pour les aspirants empereurs dâaujourdâhui.â» (Mandy Brown, A Working Library, 30/05/2025)
Toujours autant de plaisir Ă te lire. JâapprĂ©cie beaucoup ton ouverture dâesprit, ta rigueur dĂ©sinvolte et ton humour. HĂąte dâavoir le prochain Ă©pisode de tes aventures.
Note : en ce qui concerne le réchauffement climatique, il semble bien que le point de non retour soit déjà passé. Il va falloir apprendre à vivre (survivre) en temps de catastrophe.