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Tu peux trouver la version éditée complÚte de ce journal sur mon site internet.
La version intĂ©grale (fautes et anglicismes inclus) est disponible dans mon jardin numĂ©rique, Sylves. La publication sây fait au jour le jour.
So long!
Enzo
Lundi 01Â mai
Je prĂ©fĂšre les sĂ©ries taĂŻwanaises aux sĂ©ries chinoises, mĂȘme si ces derniĂšres sont, dans lâensemble, de bien meilleure qualitĂ©.Â
Pourquoi donc ? Peut-ĂȘtre parce que la sensibilitĂ© taĂŻwanaise est plus proche de la nĂŽtre (lâinfluence amĂ©ricaine se fait sentir). TaĂŻwan regarde Ă lâinternational quand la Chine se regarde le nombril (et quel nombril !).Â
Le mandarin parlĂ© Ă Taipei est saupoudrĂ© dâexpressions anglaises (ce qui doit renforcer cette impression de familiaritĂ© que jâĂ©prouve) ; les personnages fĂ©minins ne se limitent pas aux nunuches soumises au patriarcat (thank Heavens!) ; ces derniĂšres annĂ©es, les rĂŽles se sont diversifiĂ©s, on peut voir les minoritĂ©s Ă lâĂ©cran, mĂȘme dans des sĂ©ries mainstream.
Mardi 02 mai
Le langage littĂ©raire, nous dit-on, devrait se mĂ©fier du familier, comme si ce registre Ă©tait un peu trop prĂšs de son cousin honni, le vulgaire. Parfois, cette suspicion va jusquâĂ sâĂ©tendre au registre courant : pour certain·es, la (bonne/vraie) littĂ©rature ne devrait ĂȘtre que soutenue.
Personnellement, je fais feu de tout bois. Peu mâimporte si telle expression est soutenue, courante ou familiĂšre. Je suis pour un panachage des registres, un style qui sâĂ©loigne de la rigueur austĂšre du classicisme et embrasse la variĂ©tĂ©.
Quand je me suis exilĂ©, jâai dĂ» laisser derriĂšre moi toute prĂ©tention au « bon gout », si tant est que je lâaie jamais acquis. Les annĂ©es passant, je dĂ©veloppe un rapport pragmatique Ă ma langue maternelle ; sa sacralitĂ© me parle de moins en moins.
Jâaime les mots rares, les malfamĂ©s, les coquins, les rĂ©gionalismes et ces expressions issues de tous les coins de la francophonie. De plus en plus, jâaime le français pour ce quâil est, et non ce quâil devrait ĂȘtre.
Ăvidemment, je trouve encore en moi des fantasmes de langue pure et Ă©lĂ©gante, froide et belle comme la plume de Yourcenar⊠Ils sont lĂ , je ne peux pas le nier, mais leur attrait diminue avec lâĂąge au point que jâespĂšre les voir se dissoudre entiĂšrement.
Mercredi 03 mai
Face Ă tous ces dĂ©clinologues de la langue française, je veux cĂ©lĂ©brer la vitalitĂ© contemporaine de cette langue qui mâaide Ă penser chaque jour, mais qui nâest pas celle qui mâentoure continuellement et avec laquelle jâaime et je travaille (lâanglais).
Je veux me concentrer sur la joie et lâĂ©merveillement linguistiquesâ; et oublier la peur scolaire de la faute, la crainte sociale du ridicule. Ma langue maternelle nâest pas langue de discriminationâ; je la veux Ă lâimage de mes valeurs : inclusive, tolĂ©rante, progressiste.
Peut-ĂȘtre que certains usages me choquent, que je ne comprends pas lâapparition de certaines expressions et que jâai parfois lâimpression que leur français nâest pas le mien⊠Mais peu importe, car le français leur appartient autant quâĂ moi. Ils ont la libertĂ© dâen faire ce quâils veulentâ; et jâen ferai de mĂȘme de mon cĂŽtĂ©.
Jeudi 04 mai
Le couronnement de Charles approche.Â
Au bureau, quelques discussions sur la famille royale : une telle trouve que Charles et Camilla sont des Ăąmes sĆursâ; une autre que Camilla est evil et Diana pas aussi parfaite quâon a voulu nous le faire croire. Presque tout le monde espĂšre que William remplacera vite son pĂšre. On sâintĂ©resse dĂ©jĂ Ă George. Mais personne ne semble prĂȘter attention Ă la rĂ©alitĂ© de la monarchie : on sâarrĂȘte au symbole, aux rĂȘves. On ne veut pas penser au fait que le roi ne paie pas dâimpĂŽts sur les successions, est souvent au-dessus des lois (les eaux troubles du Kingâs Consent) et nâa aucune lĂ©gitimitĂ© (qui lâa choisi, si ce nâest maman et⊠Dieuâ?).
Quand je fais remarquer tout cela (comme je suis français, on attend de moi que jâoccupe la position antimonarchique et rĂ©publicaine â what can I say?), on me dit que les alternatives ne sont guĂšre meilleures : apparemment, Ă©lire un chef dâĂtat, avec la corruption de la classe politique, ne rĂ©soudrait aucun problĂšmeâŠÂ
Cela veut-il dire quâun nombre (trop) important de la population serait satisfait de ne pas avoir dâĂ©lections et de vivre en autocratieâ? Peut-ĂȘtre.Â
Mais en rĂ©alitĂ©, je crois de plus en plus quâune frange importante de mes concitoyens et de mes concitoyennes prĂ©fĂšre le statu quo, les traditions, mĂȘme imparfaites et rĂ©voltantes, tant que cela leur permet de ne pas penser Ă des alternatives (mĂȘme si ces derniĂšres leur seraient plus profitables).Â
Le connu rĂ©conforte mĂȘme quand il est inconfortable.
Vendredi 05 mai
Selon notre tempĂ©rament, nous portons un regard positif ou nĂ©gatif sur les choses de la vie.Â
Dans lâensemble, lâexistence, câest un verre Ă moitié rempli : il nâest pas vide, il nâest pas plein, mais nous avons tous·tes une opinion tranchĂ©e sur le sujet.
On a lâimpression de deux camps irrĂ©conciliables, chacun ayant sa vĂ©ritĂ© et la dĂ©fendant mordicus. Lâun·e ne voit que le vide, lâautre que lâeau. PĂ©nurie/raretĂ© versus abondance. Deux visions du monde qui sâopposent.
En rĂ©alitĂ©, les deux camps ont raison : tout dĂ©pend de ce Ă quoi on prĂȘte attention.
Le mĂȘme mĂ©canisme est Ă lâĆuvre pour ce qui est de la nature humaine : lâĂȘtre humain est-il bon ou mauvaisâ? Prenez un siĂšge, placez vos paris.
*
SpontanĂ©ment, je doute des gens, de leurs motivations et je suis prompt Ă blĂąmer autrui (et moi-mĂȘme davantage, sinon ça ne serait pas drĂŽle).Â
Quand je regarde lâĂ©tat de notre planĂšte, les pensĂ©es nĂ©gatives mâassaillent. Autour de moi, je vois tout ce qui manque et tout ce qui va mal⊠mais jâai compris que cette maniĂšre dâapprĂ©hender le monde (en plus de me rendre malheureux) nâest pas plus correcte que lâoptimisme et la gĂ©nĂ©rositĂ© dâesprit des voisin·es.Â
Mon misĂ©rabilisme naturel ne me donne pas une vision plus rĂ©aliste, plus vraie du monde, contrairement Ă ce que je peux croire et Ă ce que beaucoup de gens affirment.Â
Voir le bien et lâabondance, ce nâest pas pour autant ignorer le mal et la raretĂ©â; ce nâest pas porter des ĆillĂšres et se boucher les oreilles. Câest simplement entretenir lâĂ©merveillement au quotidien, câest ouvrir ses yeux et remarquer ces petits dĂ©tails, comme cette jolie fleur qui pousse au milieu des dĂ©tritus. Câest ce focaliser sur le positif. Câest faire le pari du bonheur.
Lundi 08 mai
Ce matin, je suis dâhumeur Ă Ă©crire un dictionnaire amoureux du BL, de lâhomoĂ©rotisme, voire de lâhomosexualitĂ© (soyons fouâ!).Â
Cette idĂ©e me trotte dans la tĂȘte depuis quelques annĂ©es. Qui sait sur quoi elle dĂ©bouchera un jour. Peut-ĂȘtre sur un ouvrage semblable Ă Un savoir gai de William Marx, mais plus populaire dans sa forme comme dans son fond (de toute Ă©vidence, je ne serai jamais professeur au CollĂšge de France ni publiĂ© aux Editions de Minuit).
Jâaimerais pouvoir expliquer dâoĂč vient le Boys' Love, ses tropes, ses filiations, ses influences. Une production artistique ne naĂźt pas ex nihilo, elle sâinscrit toujours dans un contexte.Â
Jâaimerais parcourir le M/M, le Yaoi, le Danmei⊠voir, lire, Ă©couter⊠pas de façon systĂ©matique (je nâaurai jamais ni le temps ni lâargent), mais en promeneur dilettante.Â
Un guide peut-ĂȘtre⊠(venez vous perdre en ma compagnieâ; I swear, itâs gonna be fun! Weâll see some nice bums.)Â
Les miscellanĂ©es, les notes, les traces (insĂ©rez ici dâautres termes de formes brĂšves) de Monsieur Daumier⊠ou plutĂŽt, le temps que jâĂ©crive tout ça, de Papy Daumier (on pourra alors sous-titrer «âNotes dâun vieux perversâ»).
Mardi 09 mai
Je me replonge dans le monde de Le Guin, en lisant la monographie dâActuSF, dirigĂ©e par David Meulemans. Dâexcellente qualitĂ©, elle couvre lâensemble de son Ćuvre, sans ignorer sa poĂ©sie, ses traductions ou ses rĂ©cits rĂ©alistes.
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Quand on voit les changements de ces derniĂšres annĂ©es, je me demande sâil est possible dâavoir une carriĂšre comme celle de Le Guin. Elle-mĂȘme, au crĂ©puscule de son existence, dans les toutes derniĂšres interviews, doutait quâelle eĂ»t pu y arriver si sa carriĂšre avait dĂ©butĂ© aujourdâhui.
*
La multiplication des livres Ă©ditĂ©s, tout en offrant Ă chaque lecteurice la possibilitĂ© de trouver ce quâiel aime, empĂȘche lâĂ©mergence des classiques de demain. Ils se noient dans la masse. Le systĂšme Ă©ditorial, lui-mĂȘme, nâa plus aucun dĂ©sir patrimonial (sauf quand il sâagit de garder les droits pendants des dĂ©cennies, juste au cas oĂč).Â
*
Pour devenir un·e auteurice incontournable du genre, un·e auteurice culte en somme, il semble quâil faille Ă©crire jusquâĂ un Ăąge avancé : câest le seul moyen de rester dans les mĂ©moires. En tout cas, câĂ©tait le cas pour les auteurices qui ont Ă©mergĂ© dans la seconde moitiĂ© du XXÚ siĂšcle (Le Guin, Atwood, Rushdie, King, etc.).
*
Un genre qui semble incapable de se soucier de questions patrimoniales : la romance. Ă part Jane Austen, oĂč sont les classiques du genreâ? Peut-ĂȘtre que lâidĂ©al amoureux est ce qui vieillit le plus vite et le plus mal. Lire une romance vieille de quarante ou cinquante ans, câest parfois avoir lâimpression de faire une fouille archĂ©ologique.Â
Le jour oĂč la romance sera Ă©tudiĂ©e en classe et Ă lâuniversitĂ©, quâelle deviendra respectable (comme les littĂ©ratures de lâimaginaire ont fini par le devenir petit Ă petit, bon grĂ© mal grĂ©), un canon se mettra en place.
Mercredi 10 mai
Imaginons un matriarcat triomphant. Serait-il diffĂ©rent du patriarcat actuel, et en quoiâ?Â
Nous aurions un monde avec moins de guerres et davantage dâempathie, peut-on lire ici et lĂ . (Ce qui serait certainement vrai si nous avions davantage de femmes politiques comme Jacinda Ardern Ă la tĂȘte de nos nations, ici et maintenant.)
Mais les dynamiques de pouvoir changeraient-elles radicalement si nous remplacions un gender par un autreâ? AprĂšs tout, il sâagit de lâexploitation dâun sexe par un autre : les mĂȘmes mĂ©canismes de domination seraient Ă lâĆuvre.Â
Je ne crois pas que les filles soient plus douces et les garçons plus violents : ces traits de caractĂšre, ces comportements sont en grande partie modelĂ©s dĂšs lâenfance par lâentourage, consciemment ou inconsciemment.
Le matriarcat pourrait donc nourrir lâagressivitĂ© (et ses formes attĂ©nuĂ©es, comme lâintrĂ©piditĂ©, lâesprit dâaventure, etc.) chez les filles et la neutraliser le plus possible chez les garçons.Â
(Le Guin, pour sa part, considĂ©rant que lâagressivitĂ© est naturelle chez les hommes, imagine une sociĂ©tĂ© oĂč ils sont parquĂ©s dans des fuckeries et oĂč des joutes sont organisĂ©es pour canaliser leur violence. Soit.)
*
Le plus dur nâest pas dâimaginer une alternative oĂč les minorisé·es prennent le pouvoir (dans le cas prĂ©sent, remplacer le patriarcat par le matriarcat). Instinctivement, nous comprenons les mĂ©canismes de domination (nous les subissons chaque jour, dâune maniĂšre ou dâune autre).
Le plus dur, câest dâimaginer une sociĂ©tĂ© qui sâen serait entiĂšrement dĂ©barrassĂ©e.
Jeudi 11 mai
5Ăšme mois. 19Ăšme semaine. Â
LâĂ©criture de ce journal se poursuit bien au-delĂ des trois mois que je mâĂ©tais fixĂ©s. Peut-ĂȘtre arriverai-je mĂȘme jusquâĂ douze mois : une annĂ©e entiĂšre Ă noter mes rĂ©flexions et mes observations, ça serait bien. Cet embryon de constance mâimpressionnerait presque.
2023, lâannĂ©e de lâĂ©criture diaristique.Â
Mais je mâavance : dĂ©passons les six mois avant dâavoir lâambition de tenir toute une annĂ©e.
*
Si jâĂ©crivais un roman, au bout de tant de temps, jâaurais une idĂ©e assez claire de ce que je veux raconter, de la direction prise et Ă prendre. Les pages rĂ©digĂ©es commenceraient dĂ©jĂ Ă former une Ćuvre, un tout, certes imparfait, mais qui ressemblerait Ă quelque chose.
Ce journal ne forme pas un tout : il a un dĂ©but identifiable, mais le milieu et la fin nâexistent quâen thĂ©orie. Nouveau mode de composition pour moi, comme on tricoterait une Ă©charpe sans fin, et sans se soucier du motif ni des couleurs. Pris dans le quotidien, jâavance Ă lâaveugle. La sensation nâest pas dĂ©sagrĂ©able : il suffit dâĂȘtre prĂ©sent⊠venir Ă©crire quelques lignes, sans se soucier de ce qui prĂ©cĂšde et sans trop sâinquiĂ©ter de ce qui suivra.
Vendredi 12 mai
Pour tout projet qui me semble important, il faut que jâaie tout prĂ©parĂ© avant que de commencer. Jâai besoin dâun plan dâattaque, dâune mĂ©thode, de temps pour rĂ©flĂ©chir⊠Jâoublie que le plus important, câest de se lancer. Le reste peut se mettre en place petit Ă petit.Â
La peur me fait procrastiner : «âje ne suis pas prĂȘt, je ne suis pas prĂȘtâ!â». Un seul geste sâimpose alors : celui de me pousser Ă lâeau.
Samedi 13 mai
Si jâavais vĂ©cu en France, je nâaurais certainement pas eu cette impression constante de perdre ma langue maternelle. De la voir se sclĂ©roser, se dĂ©liter, sâangliciser. (Je suis devenu comme ces vieux auteurs latins qui soupiraient que «âcâĂ©tait mieux avantâ». Ce que câest que mal vieillir quand mĂȘmeâ!)
Ăa nâaffecte pas ma comprĂ©hension, bien Ă©videmment⊠Mais des pans entiers de mon vocabulaire deviennent inaccessibles quand je veux les utiliser. Instinctivement, je sais quâil existe une expression pour ce que je veux exprimer, mais jâai beau chercher, je ne trouve rien que son contour, sa forme, sa trace : comme si mon cerveau avait nettoyĂ© la scĂšne du crime, mais quâon voyait encore la position exacte du cadavre. «âTu vois, elle Ă©tait lĂ â; elle existe bienâ!â»
*
Peut-ĂȘtre que si je vivais en France, mon obsession de la langue sâexprimerait diffĂ©remment. Ă la place de la perte, jâĂ©prouverais un sentiment dâinsuffisance ou, qui sait, de dĂ©calage. (Malheureux un jour, malheureux toujours.)
*
Cette perte est, Ă©videmment, une libĂ©ration. Quand on voit sa langue maternelle comme une langue Ă©trangĂšre quâon ne maĂźtrise plus trĂšs bien, on adopte un rapport plus dĂ©tachĂ©, plus humble aussi, et on repousse les limites de ce que lâon jugeait acceptable avant de sâexiler. On remet en question les postulats linguistiques et stylistiques, toutes ces idĂ©es reçues quâon prenait pour argent comptant. En somme, on fait du mĂ©nage, et ça fait un bien fou.
*
PlutĂŽt que de gĂ©mir comme une tragĂ©dienne sur ce que je nâai pas ou plus, je pourrais accepter la situation telle quâelle est et faire de cette faiblesse supposĂ©e une force. (Le verre Ă moitiĂ© plein, toussa, toussa.)
Dimanche 14 mai
Question de Bernard Henninger : «âAvez-vous des critĂšres particuliers pour Ă©crire une nouvelle ou un roman, ou suivez-vous juste votre intuition, votre inspirationâ?â»
RĂ©ponse dâUrsula Le Guin (datĂ©e de 2010) : «âJe nâai aucun critĂšre en dehors de certaines prĂ©fĂ©rences dâordre stylistique : la clartĂ© de la langue, la prĂ©cision et la richesse de la description, la variĂ©tĂ© du rythme, et, de plus en plus, la suggestion plutĂŽt que lâexplication, lâallusion plutĂŽt que la dĂ©claration. Les sonoritĂ©s, le rythme de la prose sont extrĂȘmement importants Ă mes yeux. Lâintrigue en elle-mĂȘme ne mâintĂ©resse pasâ; en revanche, la progression du rĂ©cit, la narration est pour moi primordiale.â»
Lundi 15 mai
Les idĂ©es vont et viennent.Â
Je suis allergique aux notes (jâai fait une scolaritĂ© entiĂšre oĂč jâen ai pris le moins possible, prĂ©fĂ©rant multiplier les sources dâinformation plutĂŽt que relire cent fois la mĂȘme chose). Longtemps, jâai considĂ©rĂ© que ma mĂ©moire retiendrait ce qui mĂ©ritait dâĂȘtre retenu. Good ideas stick, right?
Depuis que jâai dĂ©passĂ© la trentaine, je suis toujours aussi allergique Ă la prise de notes, mais mon cerveau (dĂ©bordant de dĂ©tails superflusâ?) semble avoir dĂ©cidĂ© de tout expurger, mĂȘme lâutile, mĂȘme lâimportant. Je ne peux plus lui faire confiance pour se rappeler ces idĂ©es fugaces, les triviales comme les chatoyantes.
Dernier exemple en date : hier, jâavais une idĂ©e intĂ©ressante pour une entrĂ©e de ce journal. JâĂ©tais sur le point de la noter (oui, elle Ă©tait Ă ce point engageante que je voulais la prĂ©serverâ!), mais jâai Ă©tĂ© distrait (par quoiâ? jâai oubliĂ©) et, pouf, now itâs gone. Je ne sais mĂȘme pas le thĂšme gĂ©nĂ©ral, il ne reste aucun indice qui me permette de remonter sa trace. Je me souviens juste que jâavais une idĂ©e. La belle affaireâ! Ă oublier, nâaurais-je pas pu tout oublierâ? Ăâaurait Ă©tĂ© moins frustrant.
Mardi 16 mai
Triste que, dans les mĂ©dias, on laisse le Figaro sâemparer de la langue française et des lettres classiques. On dirait quâil nây a que ce journal pour parler de ces deux sujets. OĂč sont les voix de gauche, oĂč est lâapproche progressisteâ? Il ne faut pas sâĂ©tonner si ça finit par sentir le rance.
Les gens associent les antiquitĂ©s mĂ©diterranĂ©ennes (le pluriel ici sâimpose) Ă un Ă©litisme puant et rĂ©trograde : comment pourrait-il en ĂȘtre autrement si les seuls Ă©chos quâils entendent viennent de ce journal conservateurâ?
SâintĂ©resser Ă lâhistoire, ce nâest pas ĂȘtre nostalgique dâun monde qui nâest plus ou utiliser le passĂ© pour dĂ©noncer le prĂ©sent et refuser le futur. Le «âcâĂ©tait mieux avantâ», que lâon retrouve dans tous les discours du Figaro sur le français, lâhistoire et les belles lettres, me fatigue (en plus dâĂȘtre faux).
Mercredi 17 mai
De plus en plus, jâai besoin de me rappeler que ce qui a eu lieu il y a 7, 10, 15 ans ne mĂ©rite pas dâoccuper la scĂšne de mon espace mental. Revivre les premiers drames professionnels, les relations amoureuses (rĂ©elles comme avortĂ©es), les dĂ©ceptions surtout (bien plus que les joies), nâapporte rien quand on a dĂ©jĂ tirĂ© les conclusions qui sâimposaient⊠et que le moi dâalors nâest plus le moi de maintenant.
Que dâĂ©nergie gĂąchĂ©e Ă Ă©chafauder des scĂ©narios, des what-ifs, au sujet dâĂ©vĂ©nements, de situations, de moments de mon existence qui ne se reprĂ©senteront plusâ! Le plus souvent, le passĂ© mĂ©rite de rester dans le passĂ©.
Jeudi 18 mai
Je juge certaines personnes de mon entourage professionnel avec duretĂ©. Jâaccepte les dĂ©fauts des gens (jâen ai beaucoup moi-mĂȘme), mais je ne supporte pas lâincompĂ©tence.
Les pires, ce sont ces incompĂ©tents gentils, que lâon aimerait dĂ©tester mais qui sont des gens bien sur le plan humain. Des mauvais collĂšgues quâon critique avec culpabilitĂ©, car on sâentend bien avec eux⊠mais dont le comportement professionnel nous afflige, surtout sâils sâavĂšrent ĂȘtre des managersâŠÂ
Je préférerais avoir affaire à des collÚgues haïssables, ça simplifierait les rapports et chasserait toute trace de culpabilité.
Samedi 20 mai
La citation dâUrsula Le Guin que jâai lue (et citĂ©e ici) le week-end dernier mâa clarifiĂ© lâesprit.Â
Depuis, un rĂ©sumĂ© de ce quâelle y dĂ©clare est punaisĂ© sur le panneau en liĂšge au-dessus de mon ordinateur : clartĂ© de la langue, prĂ©cision et richesse de la description, variĂ©tĂ© du rythme⊠autant de caractĂ©ristiques avec lesquelles je suis en accord (et quâil me suffira dâappliquer au moment venu â câest, en tout cas, la thĂ©orie).Â
Quant au reste, qui me parle moins pour ainsi dire, je le digĂšre petit Ă petit.
*
Cette semaine, jâai aussi travaillĂ© avec plus de rĂ©gularitĂ© sur mes RĂ©cits PĂ©ninsulaires : je me rapproche du jour fatidique oĂč je pourrai commencer lâĂ©criture.Â
Mais jâen suis encore loin pour le moment : je veux prendre le temps de repenser mon monde, de le dĂ©poussiĂ©rer, de le changer en profondeur si besoin.Â
Quand on habite un univers depuis vingt ans, câest commode dâemprunter les mĂȘmes chemins sans y penser. Le terrain a Ă©tĂ© balisĂ©, la promenade promet dâĂȘtre facile, mais la destination demeure identique. Si on dĂ©sire dĂ©couvrir quelque chose de nouveau, il faut diriger son regard lĂ oĂč il ne sâest jamais portĂ©, il faut se rendre lĂ oĂč les sentiers nâexistent pas encore.Â
Je veux que le monde et les histoires que je vais raconter soient Ă lâimage du voyageur que je suis maintenant et non de lâadolescent pĂ©rĂ©grin que jâĂ©tais alors.Â
Ăvidemment, je ne compte pas faire table rase du passĂ© (lâessence de la PĂ©ninsule, et de certains personnages, restera la mĂȘme), mais je suis dĂ©terminĂ© Ă mettre un point final Ă ce projet sans fin, et pour ce faire, les rĂ©ajustements, ou les rĂ©actualisations, sont indispensables.
Dimanche 21 mai
Jâaffectionne lâanglais, car câest, Ă mes yeux, une langue plus directe que le français : une langue tournĂ©e vers lâaction, qui, bien que littĂ©raire quand elle le souhaite, refuse dâĂȘtre ampoulĂ©e.Â
En comparaison, le français aime la complexitĂ©. Son «âbon styleâ» nâest pas dĂ©mocratique, mais Ă©litiste. Purisme et pĂ©dantisme avancent main dans la main et semblent rĂ©gner en maĂźtre dans les milieux littĂ©raires. La simplicitĂ©, loin dâĂȘtre un idĂ©al, devient synonyme de pauvretĂ©. On voue un culte Ă la correction la plus absolue et aux rĂšgles dâaccord byzantines.
Câest pourquoi on Ă©crit des livres sur le «âfrançais correctâ» tandis quâoutre-Manche ou outre-Atlantique, on prĂ©fĂšre se concentrer sur le «âplain Englishâ».
Lundi 22 mai
Ăvidemment, je prĂ©fĂšre lâanglais parce que ce nâest pas ma langue maternelle et que je lâaborde en Ă©tranger, comme Beckett aimait le français, car il lui permettait une simplicitĂ© stylistique que la langue de sa jeunesse lui refusaitâŠ
*
Tout est une question dâexigence, en somme. En anglais, je supporte tous les styles, mĂȘme les plus insipidesâ! Il faudrait vraiment que la qualitĂ© soit mauvaise pour que je ne dĂ©passe pas le premier paragraphe : seules les erreurs grammaticales mâhorripilent.
Mardi 23 mai
DâaprĂšs Lisa Cron (Story Genius), on lit avant tout pour lâhistoire. Toutes les marques du littĂ©raire (style, intrigue, etc.) sont des hors-dâĆuvreâ; lâhistoire serait le plat principal. Câest ainsi, en tout cas, quâelle justifie le succĂšs impressionnant de Cinquante Nuances de Grey : si les gens voulaient avant tout des romans bien Ă©crits, personne nâaurait entendu parler de la trilogie dâE.L. James.
Elle remarque aussi que nous peinons Ă expliquer ce qui constitue une bonne histoire (nous le sentons instinctivement)â; en consĂ©quence de quoi, nous nous rabattons sur des Ă©lĂ©ments plus facilement repĂ©rables comme les phrases dâun·e auteurice.Â
Ăvidemment, elle ne veut pas dire que lâintrigue, le style ou la voix dâun·e auteurice nâimportent pas. Nous confondons simplement lâarbre et la forĂȘtâ; nous relevons des Ă©lĂ©ments de surface que nous prenons pour lâessence mĂȘme du roman.Â
Et dĂšs les bancs de lâĂ©cole, on nous enseigne cette vision superficielle de lâĂ©criture⊠ce qui expliquerait pourquoi tant de romans, peaufinĂ©s pendant des annĂ©es et des annĂ©es, fruits dâun labeur acharnĂ©, Ă©chouent Ă nous enchanter.
Mercredi 24 mai
Je lis un article sur Yourcenar et la politique («âMarguerite Yourcenar Ă©tait-elle de droiteâ?â»).Â
*
Comment doit-on juger un·e auteurice quand on a accĂšs Ă toute son Ćuvre et Ă toute sa vieâ? Ses opinions de jeunesse importent-elles davantage que ce quâiel affirmait Ă cinquante ans, puis Ă soixante-dix ansâ? Peut-on rĂ©duire une longue vie faite de mini-rĂ©volutions Ă quelques idĂ©es gĂ©nĂ©ralesâ? Que se passe-t-il quand le chemin parcouru est si long que la destination se trouve Ă lâopposĂ© du point dâorigineâ? Quelle position politique retient-onâ? Celle qui nous arrange ou celle que nous abhorronsâ? Pardonnons-nous les errances de jeunesseâ? Essayons-nous de justifier la sclĂ©rose rance de lâesprit qui a dĂ©barquĂ© en mĂȘme temps que les rhumatismesâ?
Et si lâauteurice sâest montré·e peu prolixe en discours politiques, doit-on passer son Ćuvre au peigne fin pour essayer de dĂ©terminer si iel Ă©tait plutĂŽt progressiste, plutĂŽt conservateuriceâ?
Et Ă partir de quel moment aprĂšs sa mort les opinions politiques dâun·e auteurice nâimportent-elles plusâ? Un siĂšcle peut-ĂȘtre, deux grand maximumâ?
*
Le XXe siĂšcle est encore trop proche de nous pour que nous cessions dâĂȘtre intĂ©ressĂ©s par les positions politiques de nos grands Ă©crivain·es, quâiels aient Ă©tĂ© engagé·es ou non. Mais arrivera un temps oĂč leurs prĂ©occupations politiques ne seront plus vraiment les nĂŽtres et nous lirons leurs Ćuvres comme des reprĂ©sentantes de leur siĂšcle, ni plus, ni moins, sans nous soucier de savoir si elles Ă©taient Ă gauche ou Ă droiteâŠ
Jeudi 25 mai
Le soleil et les tempĂ©ratures clĂ©mentes sont enfin de retour. On ne sait combien de temps cela va durer (la grisaille caractĂ©rise Sheffield et le thermomĂštre peut sâeffondrer du jour au lendemain).
Jâai peu de problĂšmes avec les tempĂ©ratures fraĂźches, mais depuis que nous avons dĂ©mĂ©nagĂ© dans le Yorkshire, lâabsence de franc soleil est ce quâil y a de plus difficile Ă vivre.Â
Si jâen crois les statistiques, Oxford comptabilise 1615 heures dâensoleillement tandis que Sheffield peine Ă arriver Ă 1485 heures (dâailleurs, il y pleut plus souvent). En comparaison, Ădimbourg, bien plus au Nord, accumule 1450 heures⊠et je dĂ©couvre que Lincoln fait mieux quâOxford avec ses 1631 heures. Il est donc temps que je prĂ©pare mes bagages et parte m'installer dans le Lincolnshire.
Vendredi 26 mai
«âNous, linguistes, sommes proprement atterrĂ©es par lâampleur de la diffusion dâidĂ©es fausses sur la langue française, par lâabsence trop courante, dans les programmes scolaires comme dans lâespace mĂ©diatique, de rĂ©fĂ©rence aux acquis les plus Ă©lĂ©mentaires de notre discipline. Lâaccumulation de dĂ©clarations catastrophistes sur lâĂ©tat actuel de notre langue a fini par empĂȘcher de comprendre son immense vitalitĂ©, sa fascinante et perpĂ©tuelle facultĂ© Ă sâadapter au changement, et mĂȘme par empĂȘcher de croire Ă son avenirâ! Il y a urgence Ă y rĂ©pondre.â»
*
Les «âlinguistes atterré·esâ» viennent de lancer une contre-attaque. Tremble, Figaroâ! Tremble, AcadĂ©mie Françaiseâ! Iels ne vous laisseront plus dire des conneries sur la langue française. Vos dĂ©lires linguistico-apocalyptiques sur le dĂ©clin national vont, enfin, se heurter aux Ă©tudes scientifiques sur le terrain, Ă la dure rĂ©alitĂ©.
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Comme il semble que les questions de langue Ă©chauffent davantage lâesprit gaulois que la crise climatique (chacun ses prioritĂ©s, comme on dit), nous pourrions avoir affaire Ă une querelle plus grande encore que celle de lâĂ©criture inclusive et de la fĂ©minisation des noms de mĂ©tier.Â
Sortez votre popcorn, itâs going to be entertaining.
Samedi 27 mai
Pendant longtemps, Doctor Who (la saison 4 en particulier) et Being Erica (2009-11) ont Ă©tĂ© les seules sĂ©ries que jâai eu envie de revoir plusieurs fois.Â
Being Erica, en particulier, mâa aidĂ© Ă supporter ma dĂ©pression dâalors : jâavais 23 ans et lâimpression dâavoir (dĂ©jĂ â!) ratĂ© ma vie. Comment ne pas sâidentifier au personnage dâErica, cette jeune trentenaire qui dĂ©mĂȘlait ses innombrables regretsâ? Cette sĂ©rie Ă©tait fantastique, Ă tous les sens du termeâ!
Jâai oubliĂ© les 3/4 de ce qui se passe dans les quatre saisons, mais demeure une profonde affection pour Toronto et Erin Karpluk.
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Cette semaine, je me suis mis Ă reregarder quelques sĂ©ries corĂ©ennes : Whatâs Wrong with Secretary Kim (vue en septembre 2021, au dĂ©but de mon exploration des productions asiatiques) et Business Proposal (avril 2022). PlutĂŽt dans le mois, câĂ©tait le BL Blueming.Â
Lâoccasion de vĂ©rifier ce dont je me souviens (parfois trĂšs peu, parfois des pans entiers de lâhistoire)⊠et de passer un bon moment. Sans oublier que le storyteller en moi analyse ces sĂ©ries et se demande comment il les raconterait dans un roman.
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De plus en plus, je vois lâintĂ©rĂȘt de replonger dans des Ćuvres que lâon a dĂ©jĂ parcourues, fussent-elles des livres, des sĂ©ries ou des films, plutĂŽt que de toujours aller de lâavant et dâexplorer le catalogue sans fin que notre monde contemporain ne cesse de produire. Plus jeune, je pensais que les relectures Ă©taient une perte de temps (so little time!, so many books!), mais jâai compris que visiter des histoires dĂ©jĂ connues fait du bien Ă lâĂąme et enrichit diffĂ©remment.
Dimanche 28 mai
Jâadmire autant que jâenvie mon mari qui nâest sur aucun rĂ©seau social. Jâen suis incapable, en partie parce que je suis un auteur autopubliĂ© (maintenir un semblant de prĂ©sence en ligne permet de croire quâon existe).Â
Je ne peux pas compter sur un Ă©diteur pour diffuser mes textes et faire connaĂźtre mon nom (mais il semble que le milieu de lâĂ©dition compte de plus en plus sur les auteurices pour faire leur propre promotionâ; une situation ridicule que nous acceptons, puisque le rapport de force ne joue pas en notre faveurâŠ).
Je vis Ă lâĂ©tranger entourĂ© de gens qui ne peuvent pas me lire â sans les rĂ©seaux sociaux, je me sentirais encore plus seul que je ne le suis dĂ©jĂ â; je serais coupĂ© de ce qui se passe en France (imaginez : plus de dĂ©bats sur le voile ou sur les dangers mortels qui menacent la langue française â without them, how would I survive?!).Â
Alors, je reste sur Twitter (et fais semblant dâĂȘtre sur Instagram), croyant que ça me permettra dâĂȘtre lu, le jour oĂč je dĂ©ciderai de publier un nouveau texte. Mais en rĂ©alitĂ©, je doute que ma prĂ©sence sur les rĂ©seaux sociaux ne me donne jamais cette visibilitĂ© Ă laquelle jâaspire.Â
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En attendant, quand je scrolle sans fin sur Twitter ou Insta, je peux voir les acteurs de mes BLs prĂ©fĂ©rĂ©s Ă moitiĂ© dĂ©nudĂ©s : câest une occupation saine et enrichissante, a life worth living, nâest-ce pasâ?