Tu peux trouver la version éditée complÚte de ce journal sur mon site internet.
La version intĂ©grale (fautes et anglicismes inclus) est disponible dans mon jardin numĂ©rique, Sylves. La publication sây fait au jour le jour.
So long!
Enzo
Vendredi 02 juin
Je mesure Ă quel point il est confortable pour moi de nâavoir pas Ă penser Ă ma sexualitĂ© tous les jours. Je suis libre dâĂȘtre gay et jâĂ©volue dans un environnement oĂč je nâai rien Ă cacher.Â
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Le sentiment de honte a disparu du devant de la scĂšne (je sais quâil demeure, cachĂ©, et influence mes rĂ©actions de maniĂšre parfois pernicieuse, mais dans lâensemble, je pourrais croire quâil a entiĂšrement disparu). Certes, il mâarrive dâavoir peur dâun lynchage public, dâune agression, mais cette crainte est thĂ©orique : le fait que jâaime un autre homme, que je dĂ©vie de lâhĂ©tĂ©ronorme, peut suffire Ă susciter la violence, je ne lâoublie jamais. Câest la raison pour laquelle, encore maintenant, jâĂ©vite tout geste tendre dans la rue. Il ne faut pas tenter le diable.
*
Dans lâensemble, je mâaccepte tel que je suis. Plus jâavance dans lâĂąge et moins je me soucie de ce que les autres peuvent penser de moi : cet Ă©panouissement est la raison pour laquelle je ne mâinquiĂšte pas trop de vieillir.
*
Parfois, je rĂȘve Ă ce quâaurait pu ressembler ma vie si jâĂ©tais nĂ© hĂ©tĂ©ro. Ce sentiment de ne pas faire partie du groupe, dâĂȘtre toujours aux marges dans tout ce que je fais et ce que je suis, aurait-il quand mĂȘme existĂ©â?
MalgrĂ© moi, jâenvie certaines «âĂ©videncesâ» qui rĂ©gissent lâexistence des hĂ©tĂ©ros â ce modĂšle que lâon doit suivre avec plus ou moins de fidĂ©litĂ©. Leur vie semble tellement plus facile de lâextĂ©rieur. Ils nâont pas Ă se poser nos questions⊠Je sais quâiels sâen posent dâautres et que leurs vies sont tissĂ©es des mĂȘmes douleurs que les nĂŽtres. Mais il doit ĂȘtre doux de nâavoir pas Ă avancer Ă contrecourant constamment.Â
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Nos faiblesses sont nos forces. Ce qui nous rend diffĂ©rents nous enrichit. La douleur peut devenir lumineuse dans les bonnes conditions.Â
Jâaimerais dire Ă mon passĂ©Â :Â
«âIl nây a peut-ĂȘtre aucune fiertĂ© Ă ĂȘtre comme tu es, mais il nây a aucune honte Ă avoir non plus. Ne cherche pas lâacceptation chez les autresâ; elle doit dâabord venir de toi. Le jour oĂč tu tâaccepteras, ces chaines qui semblaient si lourdes, si handicapantes, si Ă©touffantes, disparaitront. Et sache quâil y a beaucoup dâamour et de bienveillance autour de toi, mĂȘme quand tu sembles ne voir que rejet et haine.â»
Dimanche 4 juin
Divinity 36 est le roman que jâaurais Ă©crit si jâavais voulu adapter en SF lâunivers fascinant de la K-pop, des idols et des fans.Â
Câest aussi la raison pour laquelle je suis Ă©merveillĂ© par lâhistoire et le monde que Gail Carriger a crĂ©Ă©s : Phex est recrutĂ© pour devenir un dieu, câest-Ă -dire un artiste capable de susciter la vĂ©nĂ©ration de milliards de crĂ©atures, humaines comme aliens, Ă travers lâUnivers.Â
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Dans Divinity 36, le premier volume dâune trilogie (Tinkered Starsong), il doit survivre au programme dâentrainement intense et Ă une sĂ©lection rigoureuse dans lâespoir de former un «âpanthĂ©onâ» avec cinq autres aspirants/trainees.
Ce roman est lâillustration parfaite des thĂ©ories que lâautrice a dĂ©veloppĂ©es dans son essai, The Heroineâs Journey (2020), contrepoint du Heroâs Journey de Joseph Campbell. Dans ce texte, elle dĂ©montre quâil existe deux types de voyages : le voyage solitaire, celui du hĂ©ros, qui est appelĂ© Ă se sacrifier pour le bien de la communautĂ© et le voyage de lâhĂ©roĂŻne (qui, comme ici, peut tout Ă fait ĂȘtre un homme), qui est caractĂ©risĂ© par lâentraide. Le voyage de lâhĂ©roĂŻne, câest une affaire de groupe, de collaboration et de cohĂ©sion. Contrairement au hĂ©ros de Campbell, celle-ci nâest pas supposĂ©e se dĂ©tacher de la sociĂ©tĂ© pour accomplir sa missionâ; elle ne peut y arriver que si elle apprend Ă coopĂ©rer, Ă vivre en harmonie avec son environnement et celleux qui l'accompagnent.Â
Dans Divinity 36, Phex ne rĂ©alise son potentiel que lorsquâil trouve sa famille adoptive. MĂȘme sâil a des dons exceptionnels, il nâexiste pas en dehors de son panthĂ©on. Le roman met lâaccent sur la fonction essentielle quâil occupe dans la dynamique de groupe : il est le «âsoleilâ» du panthĂ©on, câest-Ă -dire le membre autour duquel les autres gravitent, sans qui la troupe divine ne pourrait pas exister. Gail Carriger nous fait bien comprendre quâĂȘtre le «âsoleilâ» ne veut pas dire que Phex est le leadeur pour autantâ; il fait office de colleâ; il prend soin des autres. (Elle dĂ©montre ici sa comprĂ©hension fine des dynamiques en jeu dans les groupes de K-pop, par exemple.)
Lundi 05 juin
Le format court des sĂ©ries japonaises est celui que je prĂ©fĂšre. Je nâaime pas les sĂ©ries Ă rallonge, en particulier chinoises, qui se dĂ©veloppent sans forme et, semble-t-il, sans fin. Leur pouls est mouâ; mon intĂ©rĂȘt se fane assez vite. Jâai besoin dâune tension et dâune direction : ce qui mâintĂ©resse, câest la progression de lâintrigue, mĂȘme dans les romances. Je veux des enjeux.
Si jâen crois mes prĂ©fĂ©rences, la Goldilocks zone des sĂ©ries asiatiques se situe entre 10 et 14 Ă©pisodes : en deçà , on aimerait passer davantage de temps avec les personnages (surtout si le concept ou lâhistoire sont originaux)â; au-delĂ , il y a de fortes chances que certains Ă©pisodes ne servent Ă rien.
Le format corĂ©en de 16 épisodes (dâune heure et des poussiĂšres chacun) est un peu longuet, mĂȘme quand on les regarde en accĂ©lĂ©rĂ©. Les plus insupportables sont ces sĂ©ries romantiques si lentes quâon finirait par sâendormir devant lâĂ©cran. (La derniĂšre que jâai regardĂ©e : Call It Love avec Lee Sung Kyung et Kim Young Kwang.)
Mardi 06 juin
Lâerreur, câest de croire que son expĂ©rience est gĂ©nĂ©ralisable en toute circonstance, que ce qui nous arrive sâapplique Ă©galement Ă autrui, que parce que je suis gay, je sais ce que les autres gays vivent, pensent et ressentent.
Lâerreur, câest aussi de croire que son expĂ©rience est unique, quâil est impossible, Ă partir de soi, de connaitre lâautre, mĂȘme quand on Ă©volue dans les mĂȘmes communautĂ©s.
Jeudi 08 juin
Jâen suis Ă mon sixiĂšme mois. JâĂ©cris ce journal tous les jours (ou presque). Je note ce qui me passe par la tĂȘte, ce qui «âme travailleâ», ce qui mâinterroge⊠et je mâĂ©merveille de ma constance, tout en craignant de me rĂ©pĂ©ter.
Ce matin, jâai pris conscience que les bases de ce journal ont Ă©tĂ© posĂ©es au printemps 2015, quand jâai commencĂ© les Mots-DiĂšse. Ă lâĂ©poque, jâavais du mal Ă Ă©crire plusieurs semaines dâaffilĂ©e : je mâessoufflais et finissais par ne plus voir lâintĂ©rĂȘt de noter mes pensĂ©es et mes observationsâ; puis, je recommençais quelques mois plus tard quand je redĂ©couvrais les Mots-DiĂšse prĂ©cĂ©dents⊠avant dâabandonner Ă nouveau.
Ces projets, que jâai dĂ©sertĂ©s en cours de route, Ă©taient en rĂ©alitĂ©, je le vois maintenant, des travaux prĂ©paratoires. Leur but nâĂ©tait pas dâĂȘtre menĂ©s Ă bien, mais de me faire avancer sur ce long chemin de dĂ©couverte afin que je puisse rĂ©aliser une version plus mature, quelque peu diffĂ©rente, mais en phase avec lâĂ©crivain que je suis maintenant.
*
Six mois, câest peu⊠et je pourrais arrĂȘter demain. Mes envies sont capricieusesâ; rien ne garantit que je tiendrai toute lâannĂ©e 2023. Mais je tiens Ă cĂ©lĂ©brer ces petites Ă©tapes, car on ne peut pas retarder les cĂ©lĂ©brations indĂ©finiment : on risque de vivre sa vie sans jamais rien fĂȘter, obsĂ©dĂ© par la toute finâŠ
Un mois de plus, une demi-annĂ©e au final, câest une petite victoire.Â
Et comme on dit en corĂ©en : 걎배 ! (Ă la tienne, Ătienneâ!)
Samedi 10 juin
De tous les professeurs que jâai eus Ă la Sorbonne, le plus marquant (dâun point de vue de la langue) a Ă©tĂ© Carlos LĂ©vy, le spĂ©cialiste de philosophie ancienne. Il mâarrive encore de penser Ă sa maniĂšre unique quâil avait dâutiliser les mots et dâexprimer sa pensĂ©e. CâĂ©tait clair et prĂ©cis. Calme aussi. Je nâai jamais su comment il faisaitâ; par la suite, personne dâautre nâa rĂ©ussi Ă susciter en moi cette mĂȘme impression durable.Â
Je me souviens dâune assemblĂ©e gĂ©nĂ©rale Ă lâamphi de lâUFR de Grec, oĂč il avait pris la parole au milieu dâune foule bruyanteâ; elle sâĂ©tait tue pour lâĂ©couter parler, non pas parce que câĂ©tait un Professeur, un ponte, un mandarin, mais parce que câĂ©tait Carlos LĂ©vy et que tout le monde savait quâil ne parlait pas pour ne rien dire. Jâai oubliĂ© les paroles, mais jâai gardĂ© en mĂ©moire le ressenti quâelles ont suscitĂ© : «âAhâ! Câest donc ainsi quâon exprime clairement sa pensĂ©e, que lâon pĂšse ses mots, le tout avec simplicitĂ©, sans arrogance.â»
Dimanche 11 juin
Les Linguistes Atterré·es font le tour des mĂ©dias pour promouvoir leur petit essai publiĂ© chez Gallimard.Â
La foule de Twitter (ou plutĂŽt, vu le niveau, je devrais Ă©crire la «âtourbeâ» de Twitter, la TwitterTourbe), nâĂ©coutant pas ce quâiels disent et nâayant pas lu leur tract, les accuse de vouloir mettre en pĂ©ril la civilisation française⊠parce quâiels font remarquer que la dictĂ©e est une perte de temps et quâon ferait mieux de rationaliser lâorthographe.Â
Les rĂ©actions Ă©pidermiques dĂ©montrent que le français nâest pas une langue mais une religion, et que la dictĂ©e a remplacĂ© la mortification de la chair (encore pratiquĂ©e chez nos ultracathos) :
Pardonnez-moi, mon Immortel, car jâai pĂ©chĂ©. PĂȘchĂ© ? Jâai mis deux t Ă chaton, le petit de la chatte, deux n Ă donation, lâacte de donner, et deux r Ă guĂ©rilla, cette forme spĂ©ciale de la guerre. Je me suis emmĂȘlĂ© les m et les l de mon mammifĂšre, car il a deux mamelles ou un mamelon, ou deux, ou une, je ne sais plusâ! Pardonnez-moi, mon Immortel, jâai voulu ĂȘtre rationnel, mais pas de rationalitĂ© dans lâorthographe française. Mes erreurs tonnent et dĂ©tonent. Promis, mon Immortel, je serai traditionaliste et appliquerai lâorthographe traditionnelle. Dans cette trappe, je ne me ferai pas attraper.
La dictée, tout le monde en souffre, mais tout le monde en redemande.
Une nation de masochistes linguistiques.
Lundi 12 juin
Beaucoup dâartistes LGBTQ+ nous feraient croire que lâexpĂ©rience queer est fondamentalement nĂ©gative et ancrĂ©e dans la douleur. La diffĂ©rence devient un stigmate dont il serait impossible de se dĂ©barrasser et qui nous ferait vivre dans la misĂšre psychologique la plus crasse. En effet, il est rare quâune personne queer vive sa vie sans connaitre une pĂ©riode de dĂ©pression (voire plusieurs)⊠la violence, sous des formes variĂ©es, nous accompagne tout au long de notre existence, qui, malheureusement pour certain·es, se termine en tragĂ©die.Â
Chez les queers, comme chez les cis-hĂ©t dâailleurs, la douleur est un sujet noble. Le grave lâemporte toujours sur le lĂ©gerâ; ça fait plus sĂ©rieux.
Mais il faut que nous veillions Ă ne pas nous cantonner au rĂŽle de victimes misĂ©rables. Nous sommes davantage que çaâ; ĂȘtre queer, câest faire lâexpĂ©rience de la sublimation : dans un terreau souvent fait de souffrance et de dĂ©tresse, nous faisons pousser des fleurs extravagantes, tendres et joyeuses.
La joie est au centre de notre expĂ©rienceâ; nous la vivons plus intensĂ©ment parce que les douleurs sont pareillement plus vives. Nous sommes fiers de nos vies (ce nâest pas pour rien que nous avons un mois entier consacrĂ© aux Prides) parce quâil nâa pas Ă©tĂ© facile de nous libĂ©rer des oripeaux Ă©touffants de lâhĂ©tĂ©ronorme.Â
En tant quâartistes, nous nous devons aussi de mettre en lumiĂšre ces moments-lĂ et de les conserver pour la postĂ©ritĂ©.
Mardi 13 juin
Ă mes yeux, vieillir est synonyme de bonheur.Â
Ăvidemment, je nâaime pas voir ma fesse sâamollir (horresco referens) et je nâai pas adorĂ© voir mes cheveux se faire la malle (si tĂŽt, en plus⊠super bagage gĂ©nĂ©tique que le mienâ! Merci mes parents).
Mais pour chaque annĂ©e qui sâajoute au compteur, sâajoutent aussi une meilleure connaissance de moi-mĂȘme et une plus grande acceptation. Ă mesure que le temps passe, je me soucie de moins en moins de lâavis des autres. Je me dĂ©barrasse du superfluâ; la pression de lâhĂ©tĂ©ronorme se fait moins Ă©touffante.Â
Je mâexplore, je me dĂ©couvre et je mâaccorde cette validation qui me faisait tant dĂ©faut quand jâĂ©tais plus jeune.Â
Câest dâailleurs la raison pour laquelle je nâaimerais pas retourner dans le passĂ© (Ă moins, peut-ĂȘtre, de garder la maturitĂ© que jâai acquise avec lâexpĂ©rience) : jâĂ©tais tellement plus inquiet quand jâavais vingt ans. Il fallait plaire, il fallait sâintĂ©grer, il fallait se faire accepter.Â
Porter un masque sâavĂšre fatigant⊠une fois quâon accepte de le retirer, on peut enfin apprĂ©cier la sensation de lâair sur sa peau, cette libertĂ©, cette lĂ©gĂšretĂ© de devenir soi-mĂȘme.
Mercredi 14 juin
Lâincertitude, je ne sais pas gĂ©rer. Câest certainement la raison pour laquelle je suis un control freak.Â
Le contrĂŽle est une illusion : on a beau tout planifier dans le moindre dĂ©tail, il y aura toujours quelque chose qui dĂ©conne. Jâai beau savoir tout ça, en avoir fait les frais Ă plusieurs reprises, je reste quand mĂȘme un control freak.Â
Alors je donne une directionâ; je structureâ; je stratĂ©gise comme si je partais en guerreâ; je tire des plans sur la comĂšteâ; je fatigue mon entourage, je me fatigue aussi.
Un jour, j'apprendrai à accepter la vie comme elle vient. En attendant, je suis un poing fermé dont la tension blanchit ses articulations.
Jeudi 15 juin
Le principe est pourtant simple : durant les grosses chaleurs, on ne garde les fenĂȘtres ouvertes que tant que les tempĂ©ratures extĂ©rieures sont infĂ©rieures Ă celles de lâintĂ©rieur de la maison. De prĂ©fĂ©rence, trĂšs tĂŽt le matin et tard le soir. Quand la chaleur commence Ă sâinstaller, on ferme les fenĂȘtres, mais aussi les rideaux ou les volets.
Les Anglais·es sont incapables de le comprendre : iels ouvrent leurs fenĂȘtres en plein milieu dâaprĂšs-midi pour «âfaire circuler lâairâ»⊠et ne comprennent pas pourquoi iels Ă©touffent constamment avec du 27 degrĂ©s, ou pire, chez elleux. Avec la crise climatique qui ne peut quâempirer, des concepts aussi simples que «âne pas faire rentrer la chaleurâ» devraient ĂȘtre du common sense. Mais en Angleterre, il vaut mieux pisser dans un violon.
Il mâa fallu plusieurs annĂ©es (et plusieurs Ă©tĂ©s chez mes parents dans le Sud de la France) pour Ă©duquer mon mari. CâĂ©tait dur, mais lâĂ©lĂšve a mĂȘme fini par dĂ©passer le maitre.
Pour ce qui est de mes collĂšgues, jâai dĂ» abandonner.
Vendredi 16 juin
Si je nâavais pas Antidote 11 pour corriger ce journal, je ne suis pas sĂ»r que je parviendrais Ă appliquer correctement les rectifications de lâorthographe de 1990.Â
Dans un Ă©lan d'hypercorrection, je pense que jâenlĂšverais tous les accents circonflexes et mettrais des tirets partoutâ; je suis simple comme ça.
*
Mais Ă la rĂ©flexion⊠je ne ferais pas mieux avec lâorthographe traditionnelle. Trop de rĂšgles, trop dâexceptions, trop de prises de tĂȘte. La langue devrait ĂȘtre une joie et non une source dâinsĂ©curitĂ©.Â
Se demander si tel mot double sa consonne ou non, si le participe sâaccorde et dans quelles conditions, câest perdre un temps prĂ©cieux quâon pourrait employer Ă affiner sa pensĂ©e.
Samedi 17 juin
Saramago - Eco - Le Guin
Trois auteurices de renom, toustes les trois dĂ©cĂ©dé·es, mais que rien ne semble relier Ă premiĂšre vue.Â
Jâai commencĂ© la lecture de The Notebook de JosĂ© Saramago, le prix Nobel de LittĂ©rature portugais, dont jâai entendu parler pour la premiĂšre fois en lisant les essais et les entretiens de Le Guin. Celle-ci admirait son Ćuvre et câest en dĂ©couvrant son blog, lâusage quâil en faisait, quâelle a dĂ©cidĂ© de bloguer Ă son tourâŠ
Justement, The Notebook rassemble les textes publiĂ©s sur le blog de Saramago de 2008 Ă 2009. Câest Ă©crit avec prĂ©cision et Ă©lĂ©gance. Câest engagĂ©â; il ne mĂąche pas ses mots (les portraits quâil dresse de Bush ou de Berlusconi valent le dĂ©tour). Câest ce qui a certainement plu Ă Le Guin : les deux partagent des affinitĂ©s politiques certaines.
Umberto Eco a prĂ©facĂ© lâĂ©dition italienne du Notebook. Son introduction est reprise dans lâĂ©dition anglaise. Il fait une distinction entre la fiction de Saramago et ses essais : Saramago le romancier nâest pas moralisateur, tandis que Saramago le blogueur-chroniqueur se situe dans cette veine de lâindignation morale.Â
Umberto Eco, lui aussi, Ă©crivait ce genre de billets chaque semaine dans lâEspresso, le magazine italien. On peut en trouver une sĂ©lection dans Chronicles of a Liquid Society, publiĂ© chez Vintage. Je nâai feuilletĂ© quâun tiers de lâouvrage, car je me suis vite lassĂ© du ton grincheux, assez conservateur (et qui aurait certainement trouvĂ© sa place dans le Figaro, si Eco nâavait pas Ă©tĂ© de gauche).
Le peu que jâai lu de Saramago me semble diffĂ©rent : il y a du feu dans ce quâil Ă©crit. La passion et lâengagement ne se sont pas amoindris avec lâĂąge⊠Et je lis donc cela avec grand intĂ©rĂȘt, me demandant comment on peut Ă©crire aussi bien, avec autant de prĂ©cision (dans les mots que lâon emploie et les exemples que lâon cite), et autant de facilitĂ©Â : si je voulais Ă©crire aussi bien, ça me prendrait la journĂ©e tout entiĂšre pour un rĂ©sultat qui serait certainement dĂ©cevant.
Dimanche 18 juin
On ne saurait ĂȘtre Ă©crivain·e sans ĂȘtre lecteurice. (Ou plutĂŽt, on peut lâĂȘtre, Ă©videmment, mais le rĂ©sultat sâavĂšrerait bien hasardeux.) Peu importe ce quâon lit : lâessentiel, câest de lire.Â
Celleux qui affirment le contraire nâont pas peur du ridicule : que penserait-on dâun·e musicien·ne qui nâĂ©coute pas de la musiqueâ? dâun rĂ©alisateur qui ne regarde jamais de films ou de sĂ©ries TVâ? ou dâun artiste qui ne visite pas les musĂ©es ou les galeriesâ?
Bien sĂ»r, câest plus facile de regarder une sĂ©rie Netflix. Le manque de temps, la fatigue, tout ça rend la lecture difficile. Je suis le premier Ă passer ma vie devant le petit Ă©cran⊠mais je ne me leurre pas : si je veux Ă©crire (bien), je dois aussi nourrir ma muse, et celle-ci ne se nourrit convenablement que lorsque je lâimmerge dans son art.Â
Je suis un manipulateur de phrasesâ; je raconte des histoires en utilisant des mots (et non des images), mon langage nâest pas celui des sĂ©ries tĂ©lĂ©. (Bien sĂ»r, jâapprends le storytelling quand je me plonge dans une sĂ©rie, mais câest diffĂ©rent.)
Je ne dis pas quâil ne faudrait que lire (ou mĂȘme que la lecture est supĂ©rieure au visionnage)⊠simplement quâun Ă©crivain est un lecteur⊠et quâon ne peut pas pratiquer cet art si on se coupe de ce que les autres auteurices font ou ont fait.
Lundi 19 juin
Je me souviens dâun auteur publiĂ© chez Gallimard et invitĂ© au LycĂ©e Charles-de-Gaulle Ă Londres, qui affirmait ne lire aucun auteur contemporain. Seulement des classiques.Â
Personne ne sera surpris si je prĂ©cise quâil Ă©crivait de la littĂ©rature blanche : le genre rĂ©aliste, ce que les pompeux nomment «âla littĂ©ratureâ», la vraie (de prĂ©fĂ©rence avec une majuscule), est le seul genre que je connaisse (avec, peut-ĂȘtre, la poĂ©sie) oĂč les auteurices peuvent ouvertement afficher le mĂ©pris quâiels Ă©prouvent pour leurs pairs, oĂč iels peuvent sâenorgueillir de ne pas ĂȘtre au courant de ce qui est Ă©crit par leurs contemporain·es, comme si le seul dialogue important est celui quâon entretenait avec les morts (le plus souvent des hommes, on notera).Â
Une littĂ©rature cultivĂ©e hors-sol, comme ces plants de tomates dans les grandes serres industrielles. Une littĂ©rature fade aussiâ; moribonde certainement, mais prestigieuse, tellement prestigieuse que nous sommes aveuglé·es (ou du moins, le prĂ©tendons-nous) par ses ors. Mais derriĂšre cette mystification, on sâaperçoit quâil nây a rien, nada, mĂȘme pas du vent.Â
Il ne faut donc pas sâĂ©tonner si ces Ă©crivains-lĂ affirment depuis quelques gĂ©nĂ©rations que le roman est mort, tout en continuant dâen Ă©crire. Je comprends leur malaise : ça ne doit pas ĂȘtre facile tous les jours dâĂ©crire de la littĂ©rature zombie.
Mardi 20 juin
Quelle chance de vivre dans une pĂ©riode de lâhumanitĂ© oĂč lâinformation est devenue abondante... Nous ne dĂ©pendons plus de gardiens (les gatekeepers) pour dĂ©cider de ce qui mĂ©rite dâĂȘtre lu, vu, consommĂ©. Nous pouvons remettre en cause ces Ăąneries que lâon nous assĂ©nait et qui Ă©taient prĂ©sentĂ©es comme des vĂ©ritĂ©s, une sĂ©rie de dogmes Ă suivre aveuglĂ©ment.
Certes, câest un peu devenu le bazar. On ne sait plus trop Ă quel saint se vouer. Tout se dilue tellement quâon finit par croire que la vĂ©ritĂ© est relative, voire une mode qui change avec les saisons. Nous prenons conscience que nos certitudes reposent sur des fondations fragiles. Un boucan dâopinions contraires nous prend dâassaut constamment si bien quâil est facile de se sentir comme une girouette en pleine tempĂȘte.Â
Mais nous avons maintenant la possibilité de découvrir ce que nous aimons vraiment, de développer nos échelles de valeurs en toute liberté, sans que nos gouts, par exemple, soient dictés par le milieu germanopratin ou toute autre élite parisienne (et londonienne, dans mon cas).
Mercredi 21 juin
Jâai, sous les yeux, punaisĂ©e sur mon panneau en liĂšge, une liste de projets littĂ©raires que jâavais Ă©tablie avant la pandĂ©mie quand je mâennuyais au boulot⊠19 idĂ©es, rĂ©parties en 5 sections, allant de la romance contemporaine (quelques suites Ă Tendres Baisers et au Youtubeur) Ă lâuchronie, en passant par des recueils de poĂ©sie.
Je pense quâaucun de ces projets ne verra le jour maintenant. Mais je garde la liste, par fidĂ©litĂ© ou nostalgie, je ne sais. (Il faut dire aussi que je mâĂ©tais appliquĂ© Ă la faire : elle est plaisante Ă regarder.)
Je pourrais en composer une nouvelle pour reflĂ©ter qui je suis en 2023 et mes aspirations actuelles⊠mais, souhaitant ĂȘtre rĂ©aliste, je rĂ©duirais tout cela Ă une ou deux idĂ©es. Je ne voudrais pas me montrer trop gourmand ou me dĂ©cevoir.
Jeudi 22 juin
Cela fait des annĂ©es que StĂ©phane (@SeriesEater) me demande dâĂ©crire une suite aux Chroniques de Dormeveille.Â
Plusieurs continuations possibles apparaissent sur cette vieille liste⊠Jâavais mĂȘme commencĂ© Ă travailler sur un projet qui se passerait Ă Sheffield et oĂč lâon retrouverait Louis, Roberta et Leigh, avec de nouveaux personnages (dont le demi-frĂšre de Raiden).Â
Au final, la pandĂ©mie et ses confinements Ă rĂ©pĂ©tition lâauront tuĂ© dans lâĆuf. Ma tentative de mâapproprier Sheffield, comme je lâavais fait avec Oxford, a Ă©choué⊠et je nâai plus eu envie de retenter le coup.Â
Je prĂ©fĂšre maintenant retourner dans le monde imaginaire de mon adolescence et oublier que je vis en Brexitland.Â
Ces derniĂšres annĂ©es, mes gouts et mes aspirations ont Ă©voluĂ©. Je suis certainement plus dĂ©sabusĂ© que je ne lâĂ©tais en 2019⊠et je ne suis plus celui qui a publiĂ© Dormeveille en 2017-18.Â
J'ai mĂȘme dĂ©sertĂ© le milieu du M/M pour squatter celui du BL.
(Les mauvaises langues feront remarquer que le changement est minime : s'il s'agit encore et toujours d'hétéros à moitié à poil qui prétendent aimer d'autres mecs... En somme, le MM et le BL, c'est Tweedledum et Tweedledee avec des pecs et des abdos.)
Vendredi 23 juin
Le plus Ă©trange dans lâorthographe rectifiĂ©e, câest la disparition de certains accents circonflexes, comme dans gout. Câest Ă©videmment une question dâhabitude : plus on voit le mot ainsi dĂ©nudĂ©, moins il choque. De toute maniĂšre, cet accent qui marque lâĂ©tymologie ne sert absolument Ă rien au quotidien : notre langue nâest pas un musĂ©e et ses locuteurs ne sont pas des conservateurs dont la mission serait de garder toutes les traces de son Ă©volution.Â
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Tout comme lâĂ©conomie, la langue sert la population qui lâutilise... et non lâinverse.Â
Elle doit sâadapter Ă nos besoins. Nous devons lâadapter Ă nos besoins.
Câest facile de fĂ©tichiser lâaccent circonflexe, de le trouver poĂ©tique et Ă©lĂ©gant.
Jây suis moi-mĂȘme attachĂ© plus que de raison (et Ă©crire ces mots sans sa prĂ©sence me fait mal au cĆur).Â
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Mais observons ce chapeau avec dĂ©tachement : quand il ne permet pas de diffĂ©rencier deux mots Ă lâĂ©crit (du/dĂ»), Ă quoi sert-il, si ce nâest Ă renforcer lâinsĂ©curitĂ© linguistique que nous Ă©prouvons tous au quotidienâ? Combien dâheures passons-nous, dans notre jeunesse, Ă mĂ©moriser ces verbes qui prennent un accent circonflexe (connaitre, paraitre, naitre, disparaitre, paitre, etc.)â? Quels bĂ©nĂ©fices tirons-nous de sa prĂ©sence dans nos vies, si ce n'est le plaisir mesquin que lâon Ă©prouve quand on remarque que dâautres sont incapables de le maitriser ?
*
FiertĂ© Ă©litiste, autosatisfaction, sadomasochisme (jâai souffert donc tu souffriras)⊠autant de sentiments nobles qui justifient, Ă nâen pas douter, que lâon continue ce culte de lâaccent circonflexe.
Samedi 24 juin
Hier, jâai commencĂ© la saison 2 de His Man, le dating show corĂ©en. Je nâavais pas fini de regarder les dix premiĂšres minutes que mon obsession Ă©tait dĂ©jĂ de retour : attendre une semaine avant le nouvel Ă©pisode, ça va ĂȘtre long.
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Je nâaime pas la tĂ©lĂ©rĂ©alitĂ©â; je ne supporte pas ces programmes oĂč la bĂȘtise humaine est montrĂ©e sous tous les angles au nom du divertissement. En Occident, les dating shows sont sexualisĂ©s Ă outrance : on enferme des hormones sur pattes dans un lieu clos et on voit combien de temps iels tiennent avant de se jeter dessus.
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Ce que jâaime avec His Man, câest que cette Ă©mission nous ferait presque croire que seul lâamour intĂ©resse les candidats. Ăa ne parle jamais de sexe. Dâailleurs, dans la saison 1, on nâa jamais su qui Ă©tait actif ou passif (ce qui serait impossible si nous regardions lâĂ©quivalent occidental, oĂč la premiĂšre tĂąche serait de dĂ©terminer les compatibilitĂ©s horizontales). Les CorĂ©ens sont des prudes, certes, mais ils ne sont pas pour autant asexuels : les participants, comme les producteurs du show, ont donc cachĂ© cet aspect de lâexpĂ©rience gay. CâĂ©tait lĂ toute la puissance de la premiĂšre saison : en Ă©vacuant le sexe, les candidats ont dĂ» se concentrer sur ce quâils ressentaient. Ăvidemment, peut-ĂȘtre que lorsquâils exprimaient leurs sentiments, ils communiquaient en rĂ©alitĂ© le dĂ©sir quâils Ă©prouvaient lâun pour lâautre⊠le «âje tâaimeâ» Ă©tant alors un code pour «âbaisons tout de suite (loin des camĂ©ras)â».
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Jâadmire aussi le courage des candidats : la CorĂ©e est encore un pays trĂšs conservateur oĂč beaucoup de LGBTQ+ restent dans le placard, vivent dans lâombre, dissimulĂ©s, Ă cause de la pression familiale et des discriminations quotidiennes. Certes, une majoritĂ© dâentre eux participe Ă lâĂ©mission pour dĂ©velopper leur profil (ne sont-ils pas tous des «âinfluenceursâ» qui aspirent Ă la cĂ©lĂ©britĂ©â?)⊠mais ils le font avec une Ă©pĂ©e de DamoclĂšs au-dessus de la tĂȘte : Ă tout moment, ce coming-out public pourrait trĂšs bien se retourner contre eux et mettre fin Ă leur carriĂšre.Â
Câest ce qui pourrait arriver Ă un des candidats de cette seconde saison : Kim Jeong Wook, connu sous son nom de scĂšne Dabit. Ce chanteur-compositeur, qui a grandi aux Ătats-Unis, mais qui est basĂ© en CorĂ©e du Sud, a fait son coming-out hier, en mĂȘme temps que la diffusion du premier Ă©pisode (qui a Ă©tĂ© tournĂ© en janvier 2023). La pression est Ă©norme (dâailleurs, il va se retirer des rĂ©seaux sociaux pendant quelques jours pour prendre soin de lui) : tout coming-out est une mise en danger, mais câest encore plus vrai quand notre carriĂšre est dans la balance.Â
Pour Dabit, ce choix peut se rĂ©sumer ainsi : make or break. Je comprends que ça puisse ĂȘtre un risque de trop et que certains prĂ©fĂšrent rester dans le placard.
Dimanche 25 juin
Sâil y a deux termes qui me semblent inadaptĂ©s, ce sont bien les qualificatifs dâ«âactifâ» et de «âpassifâ» pour dĂ©signer les prĂ©fĂ©rences insertives des homos. Wrong, wrong, wrong.Â
La version anglaise «âtopâ» et «âbottomâ» est un tantinet meilleure : du moins, pour le «âbottomâ», puisquâelle dĂ©crit bien la zone oĂč lâaction se passe. Pour ce qui est du «âtopâ», Ă moins dâaimer la faire «âĂ la papaâ» (nâest-ce pas, les autrices amĂ©ricaines de MMâ?), câest un terme mensonger : celui qui insĂšre son pĂ©nis nâest pas nĂ©cessairement au-dessus de lâautre. (Dâailleurs, si on veut mâĂ©nerver en deux secondes, traduisons «âtopâ» par «âcelui du dessusâ» dans un roman. Autocombustion garantie.)
Les mots utilisĂ©s en français ont des relents de conservatisme hĂ©tĂ©ronormĂ©Â : il y a lâhomme, le vrai, celui qui fait tout le boulot, lâactif doncâ; et il y a celui qui fait la femme, qui, sur le dos, se contente dâĂ©carter les jambes (et de regarder lâhorloge en espĂ©rant quâon nâira pas au-delĂ des cinq minutes rĂšglementaires). Durant lâacte sexuel, «âqui fait quoi Ă quiâ» nâest pas dĂ©terminĂ© par «âqui insĂšre quoi dans quiâ».Â
Un passif peut trĂšs bien baiser son actif. Rien ne lâempĂȘche dâĂȘtre dominateur sous les draps (ce sont les fameux «âpower bottomsâ» en anglais). Et si lâactif aime se mettre sur le dos et se laisser faire, grand bien lui fasse. Mais dans ce cas, qui est lâactif et qui est le passifâ?
Un jour, il faudra que de nouvelles expressions soient utilisĂ©es pour quâon se dĂ©barrasse des connotations que ces mots-lĂ revĂȘtent.
En attendant, comme Tata Vicky (@VickySaintAnge sur Twitter) aime Ă le rĂ©pĂ©ter, le sexe ne se limite pas aux pratiques insertives, bon sang de bonsoirâŠ
(Personnellement, je préfÚre rappeler que la troisiÚme voie reste la meilleure : vers is da best.)
Lundi 26 juin
Mon amour des littĂ©ratures de lâimaginaire sâexplique en partie par mon affinitĂ© pour lâĂ©sotĂ©risme et le surnaturel. Je suis bien trop cartĂ©sien pour y croire, mais je trouve ces sujets attrayants, comme on aimerait une mĂ©taphore poĂ©tique qui embellit un rĂ©el dĂ©senchantĂ©. Puisque jâĂ©cris de la fantasy, je peux lire sur les croyances les plus extravagantes sans avoir lâimpression que je perds mon temps avec des balivernes : je fais de la recherche, moi, madame ; je nourris mon inspirationâ; que du sĂ©rieux !Â
Mardi 27 juin
Je ne crois pas aux Muses, Ă lâinspiration divine, ou Ă toute autre entitĂ© supĂ©rieure qui tĂ©lĂ©chargerait des idĂ©es dans notre cerveau. Chez moi, il nây a pas de rĂ©vĂ©lations qui viennent de lâextĂ©rieur. Je crois fermement que cette inspiration, mĂȘme si elle est mystĂ©rieuse, trouve son origine dans notre cerveau. Notre matiĂšre grise rĂ©arrange les matĂ©riaux quâelle glane au quotidien dans nos rencontres, nos discussions et nos lectures : le rĂ©sultat ressemble parfois Ă de lâor, parfois Ă de la boue (je vous Ă©pargne un terme plus vulgaire, mais vous avez compris lâidĂ©e). Que cet organe si petit, si fragile et si laid puisse imaginer des choses Ă ce point incroyables et merveilleuses, câest certainement un miracle⊠mais je nâĂ©prouve pas le besoin de dissocier cette capacitĂ© de qui je suis⊠ni de mâimaginer en parabole qui capterait des signaux Ă©tranges venus des cieux.
Mercredi 28 juin
Parfois, jâaimerais disparaitre de la surface du monde. Ou plutĂŽt, je voudrais me retirer, ne plus faire partie du milieu des auteuricesâŠ
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Je lis un roman, comme il en existe tant dâautres, je mâextasie dâune trouvaille stylistique ou de la profondeur psychologique dâun personnage, puis je me trouve tellement nul que la seule conclusion qui sâimpose est de discrĂštement quitter cette rĂ©publique des lettres oĂč je nâai pas ma place.
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Ces pensées-impressions sont fausses, je le sais, ou tout du moins exagérées. Il ne faudrait pas les écouter⊠mais leur travail de sape est inévitable. Je me démoralise tout seul.
Puisque je suis mĂ©diocre et que tout le monde semble faire mieux que moi, et avec davantage de facilitĂ©, je dĂ©cide donc que je nâĂ©crirai plus.
Je jure mes grands dieux que lâarrĂȘt est dĂ©finitif et quâon ne mây reprendra plusâŠÂ
Mais je finis par revenir par la porte de derriĂšre, lâair de rien.Â
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OĂč Ă©tais-tu, Daumierâ?Â
JâĂ©tais aux toilettes. Je dois ĂȘtre constipĂ©.
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Quâest-ce qui me pousse Ă me dĂ©dire ainsiâ?Â
Je finis par me rappeler que si je laisse ma place, je la donne Ă un·e auteurice aux valeurs dĂ©testables⊠que mon silence facilite la prise de parole dâun·e abruti·e qui ne sait pas sâexprimer et qui va saccager les genres que jâaime.Â
En refusant dâassumer mon rĂŽle, en ne faisant pas entendre ma voix, je deviens coupable de leurs crimes.
In-ad-mis-si-ble.
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Certes, les cadeaux que je peux offrir au monde sont certainement mĂ©diocres, mais il est hors de question que le vide que je laisse soit rempli par des brigands analphabĂštes. (Non maisâ!)
Jeudi 29 juin
«âIl accrocha son reflet dans le miroir.â» (Lily Haime)
Quelle jolie trouvailleâ! Elle ne me serait jamais venue Ă lâesprit⊠Je suis trop terre-Ă -terre pour marier les mots avec autant de bonheur.Â
Le mieux que je puisse espĂ©rer, câest de mâen souvenir, oublier dâoĂč elle provient, croire que je lâai inventĂ©e et me dĂ©lecter de mon gĂ©nie pendant quelques secondes⊠puis passer Ă la phrase suivante, qui sera terne comme le ciel de Sheffield.Â
Quelle plaie dâĂȘtre une pie littĂ©raire Ă la mĂ©moire dĂ©faillanteâ!
Vendredi 30 juin
Dans la romance M/M, le gout pour lâexotisme et la varietas est tel que de nombreux romans se passent Ă lâĂ©tranger, le plus souvent aux Ătats-Unis (vive lâhĂ©gĂ©monie culturelle amĂ©ricaine !). Câest ce que les auteurices et les lecteurices aiment. Iels veulent rĂȘverâ; iels ont besoin dâĂȘtre dĂ©paysé·es.Â
Au final, la production francophone nâest quâun resucĂ© de ce qui se fait dans lâanglophonie. Une littĂ©rature copycat.
Ăvidemment, il existe des romans de trĂšs bonne qualitĂ©, oĂč lâauteurice est sensible aux diffĂ©rences culturelles et linguistiques⊠si bien que lâhistoire est ancrĂ©e dans le lieu. Mais le plus souvent, ce sont des dĂ©cors en carton-pĂąte. Pour faire style, on parsĂšme le rĂ©cit de mots Ă©trangers, on Ă©tale sa maigre recherche, comme on le ferait avec de la confiture, et on cache mal son ignorance. Tout est superficiel.
Je suis le premier Ă vouloir ĂȘtre dĂ©paysĂ©â; je suis le premier Ă rĂȘver dâaventures Ă lâautre bout du mondeâ; et si je mâĂ©coutais, je serais le premier Ă en Ă©crire. Mais si je plaçais mon personnage principal, issu dâune culture que je connais mal, dans un lieu que je nâai pas visitĂ©, je deviendrais un charlatan de basse littĂ©rature (sans parler des problĂšmes dâappropriation culturelle â mais ne parlons pas dâappropriation dans le M/M, ça fait grincer les dents # OwnVoices).