Tu peux trouver la version éditée complÚte de ce journal sur mon site internet.
La version intĂ©grale (fautes et anglicismes inclus) est disponible dans mon jardin numĂ©rique, Sylves. La publication sây fait au jour le jour.
Jâapplique ici lâorthographe rectifiĂ©e (good-bye les petits accents circonflexes !). Si tu veux discuter un bout, rĂ©ponds Ă cet email ou clique le bouton ci-dessous.
So long!
Enzo
Jeudi 01 février
Par principe, on devrait ĂȘtre suspicieux dâun enseignement qui se base sur la rĂ©vĂ©lation dâun secret.Â
MĂȘme sâil est vrai que tout enseignement rĂ©vĂšle ce que lâĂ©tudiant ignorait jusquâalors. Le Maitre lĂšve le voile de lâignorance â il partage ses connaissances.
*
LâĂ©sotĂ©risme est Ă©litiste : son enseignement est rĂ©servĂ© Ă des happy few. Il ne doit surtout pas ĂȘtre transmis aux masses, affirme-t-on, car elles sont incapables de comprendre sa valeur. Lâexpression qui semble revenir comme un leitmotiv : Margaritas ante porcos, comme disaient les Romains, câest-Ă -dire donner de la confiture (ou des perles) aux cochons.
Vendredi 02 février
Au sujet des réseaux sociaux :
«âCeux en haut de la pyramide restent persuadĂ©s quâils doivent leur position Ă leur gĂ©nie propre, alors quâils ne font quâoccuper une place qui doit nĂ©cessairement ĂȘtre occupĂ©e pour maintenir lâinvariance dâĂ©chelle.â»Â
â Thierry Crouzet, Journal, janvier 2024
Samedi 03 février
Sur son site internet, A Working Library, Mandy Brown rĂ©sume la vision trĂšs intĂ©ressante que lui inspire lâexpression idiomatique «âI (donât) give a fuckâ» (se foutre ou non de quelque chose).Â
Selon elle, nous avons un nombre limitĂ© de «âfucksâ» Ă donner, et si on les distribue sans compter, on finit par se retrouver sans rien, Ă sec, avec un burn-out.Â
Le seul moyen de reconstituer cette collection de fucks, câest dâavoir des gens autour de nous pour nous en donner, câest-Ă -dire pour prendre soin de nous, pour nous accorder leur attention ou leur amour. Elle rappelle que seuls les ĂȘtres vivants sont capables de «âdonner des fucks ». Câest donc stupide dâaimer son travail, car celui-ci ne nous aimera jamais en retour. Un travail est un travail. Seul ce qui est en vie mĂ©rite quâon sâinvestisse Ă©motionnellement. On peut donc sâinquiĂ©ter pour un collĂšgue, oui, mais pas pour son boulot.
«âGive a fuck about yourself, about your own wild and tender spirit, about your peace and especially about your art.â»
Dimanche 04 février
Ăcrire un essai demande des qualitĂ©s dâexpression auxquelles on rĂ©flĂ©chit assez peu au final.Â
Il y a quelques annĂ©es, jâai Ă©tĂ© impressionnĂ© par les livres de Yuval Noah Harari (Sapiens et Homo Deus) : cet auteur israĂ©lien Ă©tait capable dâexprimer une idĂ©e avec clartĂ© et de sĂ©lectionner les meilleurs exemples pour que son lectorat non seulement comprenne mais prenne aussi plaisir Ă lâexposĂ©.
Hier, en lisant quelques chapitres de Metahuman (2019) de Deepak Chopra, jâai eu la mĂȘme impression dâhabiletĂ© narrative. En quelques pages, on comprend pourquoi il est une des figures les plus importantes du mouvement New Age contemporain. Peu importe la vĂ©racitĂ© de ses dires ou la soliditĂ© de son argumentaire, sa rhĂ©torique est efficace. We get him. (1)
Dâune certaine maniĂšre, son essai se lit comme un roman. Dâailleurs, je pense que toute Ćuvre de pensĂ©e, ce que les anglophones nomment «ânon-fictionâ», devrait se lire comme un roman. MĂȘme une pensĂ©e fausse peut ĂȘtre intĂ©ressante et stimulante⊠Lâerreur est de croire quâune pensĂ©e correcte ou vraie se suffit Ă elle-mĂȘme et nâa pas besoin des artifices de la rhĂ©torique pour exister. Que la logique nue peut triompher de tout.Â
Ă lâheure oĂč la dĂ©sinformation est un vĂ©ritable flĂ©au sur les rĂ©seaux sociaux, il est temps de tirer les conclusions qui sâimposent : lâesprit humain se fiche de la vĂ©ritĂ©, seules lui importent les belles fictions.
(1) Il est intĂ©ressant de noter quâHarari et Chopra pratiquent tous les deux la mĂ©ditation. Peut-ĂȘtre que la clartĂ© de leur pensĂ©e dĂ©coule de cette pratique quotidienne qui enrichit leur Ă©criture.
Lundi 05 février
Durant le weekend, jâai rĂ©flĂ©chi Ă mon «âideal selfâ» et jâai pris conscience quâil y a des domaines dans lesquels je ne donne pas le meilleur de moi-mĂȘme.Â
Par exemple, câest le cas de ma pratique artistique oĂč, ces derniĂšres annĂ©es, jâai fait preuve de complaisance. Ou plutĂŽt, jâai Ă©touffĂ© toute ambition que je pouvais avoir, au point que câest un rĂȘve auquel je ne crois plus beaucoup.Â
Peu importe les raisons au final, ce constat mâa refroidi : je ne donne pas le meilleur de moi-mĂȘme, je nâagis pas dans lâintĂ©rĂȘt de mon ArtâŠÂ
Les excuses que je me rĂ©pĂšte sont parfois valables, comme la nĂ©cessitĂ© de ne pas se mettre la pression (surtout quand lâĂ©criture est une activitĂ© secondaire et quâil faut travailler pour payer ses factures). Mais il doit exister un juste milieu entre une pratique tyrannique et forcĂ©e, qui nous fait frĂŽler le burn-out, et une pratique assidue mais harmonieuse, qui recharge nos batteries crĂ©atrices et nous Ă©panouit.
Mardi 06 février
La notice biographique de Li Ching-Yuen (ææž äș), un herboriste mort en 1933, se lit davantage comme un roman : il affirmait ĂȘtre nĂ© en 1736 (dâautres lâont fait naitre mĂȘme plus tĂŽt encore en 1677). Les Chinois ont expliquĂ© sa longĂ©vitĂ© par sa pratique du qi gong et sa connaissance des plantes⊠et les amateurs de fantasy chinoise reconnaitront en lui la figure de lâimmortel taoĂŻste, celui qui est capable de cultiver son qi et de vivre plusieurs siĂšcles (lâimmortel taoĂŻste nâest pas immortel au sens occidental du terme).Â
Une photo de 1927 le montre assis sur une chaise basse avec les ongles de la main droite mesurant facilement quinze centimĂštres. Sa taille Ă©tait aussi remarquable que son grand Ăąge : il faisait, dit-on, plus de deux mĂštresâŠ
Son Ăąge exceptionnel nâĂ©tait pas un secret : on a retrouvĂ© des documents impĂ©riaux le fĂ©licitant pour ses cent-cinquantiĂšme et deux-centiĂšme anniversaires. Les anciens de son village affirmaient quâil Ă©tait dĂ©jĂ dâĂąge mĂ»r quand leurs grands-pĂšres Ă©taient enfants.Â
Sa mort est aussi mystĂ©rieuse que le reste de sa vie⊠Sa 24Ăšme femme et ses disciples affirmĂšrent quâil Ă©tait mort dans la nature, sans offrir davantage de dĂ©tails sur le lieu ni le moment prĂ©cis.Â
Un article du Time, publiĂ© au moment de sa mort (officielle) en mai 1933, cite la rĂ©ponse de Li Ching-Yuen quand on lui demandait son secret : «âKeep a quiet heart, sit like a tortoise, walk sprightly like a pigeon and sleep like a dog.â»
Mercredi 07 février
Quelle est notre part de responsabilitĂ© dans ce qui nous arrive dans la vieâ? Notre attitude dĂ©termine-t-elle notre existenceâ? Ă quel point influençons-nous le cours des Ă©vĂšnementsâ?
Jeudi 08 février
Jâai Ă©crit ma premiĂšre microfiction de cinq-cents mots mardi. Je ne sais pas si le rĂ©sultat est bon, mais ce nâest pas ce qui importe quand on dĂ©marre un tel projet. Le but est de comprendre le format dans lequel je vais Ă©crire et de dĂ©terminer, par la pratique, ses possibilitĂ©s. JâĂ©tais heureux dâavoir mis le pied Ă lâĂ©triller. Commencer, c'est ce quâil y a de plus dur.
Vendredi 09 février
Il a neigĂ© hier. La derniĂšre fois quâil avait neigĂ© Ă Sheffield, nous Ă©tions en ThaĂŻlande. Ăa avait durĂ© plusieurs jours, parait-il.
Jâaime la neige. Je pourrais passer des heures Ă la regarder tomber. Je suis Ă la fois calme et excitĂ© quand je vois des flocons recouvrir le sol. Le paysage change dâaspect, on se croirait ailleurs. MĂȘme la nuit devient lumineuse.
Ma collĂšgue, elle, dĂ©teste la neige. Quelles en sont ses raisonsâ? Elle seule le sait. Elle ne les dĂ©veloppe jamais, pas plus que je nâexplique la paix enlevĂ©e que je ressens, cet Ă©tat paradoxal dâapaisement et de tension. LâexpĂ©rience dâautrui reste un mystĂšre, câest dĂ©jĂ bien assez dâessayer de comprendre la sienne.
Samedi 10 février
«âQuant au conseil âĂ©crivez ce que vous savezâ, on me lâa souvent rĂ©pĂ©tĂ© quand jâĂ©tais dĂ©butante. Je pense que câest une bonne rĂšgle et je lâai toujours suivie. JâĂ©cris sur des pays imaginaires, sur des sociĂ©tĂ©s aliens qui peuplent dâautres planĂštes, sur les dragons, les sorciers, la vallĂ©e de Napa en 22â002. Je connais tout cela. Je les connais bien mieux que nâimporte qui dâautre, câest donc mon devoir de tĂ©moigner Ă leur sujet. Jâai appris ces choses-lĂ , comme jâai appris Ă connaitre le cĆur et lâesprit des ĂȘtres humains, en basant mon imagination sur mes observations. Comme tout romancier. Tout ce qu'il faut Ă cette rĂšgle, câest une bonne dĂ©finition du mot âsavoirâ.â» (Ursula Le Guin, citĂ© par Mike Grindle)
Dimanche 11 février
Il faut au corps entre dix et quinze annĂ©es pour renouveler toutes ses cellules. Ce qui veut dire que la personne que jâĂ©tais en 2009 nâest pas la mĂȘme que celle qui Ă©crit cette entrĂ©e de journal aujourdâhui⊠Rien, pas une seule cellule ne demeure. Mon corps est un autre.
Et pourtant, mon «âmoiâ» est toujours là ⊠Cette sensation dâĂȘtre soi, mĂȘme quand le corps a entiĂšrement changĂ©, demeure.Â
Ma personnalitĂ© a Ă©voluĂ©, mon Ă©go (ce singe qui sâagite constamment dans mon esprit) dĂ©sire de nouvelles choses et sâeffraie pour dâautres motifs, mais il existe dans mon esprit un observateur pour ainsi dire Ă©ternel, immuable, qui ne semble pas soumis au passage du temps⊠Ăme ou conscience, peu importe comment on souhaite lâappeler (ou ne pas lâappeler, si on ne croit pas en son existence), le «âje suisâ» est toujours lĂ , Ă lâidentique, mĂȘme quand chaque parcelle du corps quâil habite a Ă©tĂ© changĂ©e.
Lundi 12 février
Ă la question «âĂ©crire semble quelque chose de difficile, de douloureux. Y aât-il parfois des moments de joieâ?â», Pierre Begounioux rĂ©pond : «âaucunâ» et dĂ©veloppe ainsi : «âJamais au grand jamais je nâai tirĂ© de satisfaction vĂ©ritable de ce que, au prix des pires peines, jâavais pu obtenir. Je perçois la tragique disproportion, relevĂ©e par les Grecs, entre la psychĂ©Â et la physis. Je souscris aux fulgurations que Shakespeare prĂȘte Ă Macbeth. âLa vie nâest quâune ombre qui passe,[âŠ] une histoire contĂ©e par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne veut rien dire.â On peine comme des esclaves sans ĂȘtre payĂ© de retour. Câest ça, lâesclavage, lâabsence de contrat. Et lorsquâil me semble obtenir un gain, prendre quelque avantage sur lâadversaire, il sâavĂšre pitoyable. CâĂ©tait donc ça, ce nâĂ©tait que çaâ! (âŠ) Quand un Ă©crivain se dit rivĂ© Ă son bureau comme un galĂ©rien Ă son banc de nage et sâefforce dĂ©sespĂ©rĂ©ment de vaincre lâopposition que lui fait la mer toujours recommencĂ©e. Je conçois quâon puisse se rĂ©jouir dâĂ©crire pour le plaisir, de porter des mots sur le papier. Mais alors un mauvais soupçon sâĂ©veille dans ma cervelle et je me prends Ă douter que ce qui est Ă©crit dans la joie vaille bien la peine.â»
Je pense quâil est temps quâon Ă©trangle ce mythe de lâĂ©criture douloureuse et de la difficultĂ© comme seule capable de produire de la qualitĂ©. Câest ce mĂȘme type de raisonnement qui place la tragĂ©die au-dessus de la comĂ©die, car un sujet grave est, par dĂ©faut, plus important quâun sujet lĂ©ger (or so we are told). Au final, la littĂ©rature, avec une majuscule sâil vous plait, devient un sujet chiant oĂč on aime se faire chier : une pratique de masochistes. TrĂšs peu pour moi.
Et si tout ça mâagace, câest parce que, plus jeune, jâaurais pu tenir ce genre de discours. AprĂšs tout, moi aussi je provenais dâune campagne qui nâavait pas sa place sur la scĂšne littĂ©raire, moi aussi jâĂ©tais Ă©merveillĂ© par les reflets chatoyants de cette culture française⊠et moi aussi jâĂ©tais dĂ©sespĂ©rĂ© de faire partie de ce milieu, prĂȘt Ă en adopter tous les codes jusquâĂ la nausĂ©e.Â
Au final, mon dĂ©part pour lâAngleterre mâa sauvĂ© de cet Ă©cueil⊠En prenant de la distance, jâai eu la libertĂ© de me poser les bonnes questions et de remettre en cause certaines «âvĂ©ritĂ©sâ» Ă©tablies. Bien Ă©videmment, jâen ai payĂ© le prix (on ne se construit pas aux marges dâun systĂšme sans se condamner Ă une relative obscuritĂ©), mais je nâen suis pas moins heureux.
Mardi 13 février
Mon projet dâĂ©crire 500 Microfictions de 500 mots chacune Ă©volue. Lâappel de StĂ©phane, Ă qui jâenvoie chaque microfiction Ă peine Ă©crite, sans explication, a cristallisĂ© certaines idĂ©es : tout en gardant son aspect fragmentĂ©, ce projet va se rapprocher davantage du roman que du recueil de textes. Ă ce stade, tout peut changer et demain, je peux retourner Ă lâidĂ©e de recueil de microfictions indĂ©pendantes. Mais pour le moment, il sâagit dâun roman, ou dâun ensemble de textes racontant une histoire (pensons Ă la VallĂ©e de lâEternel retour). Le tout se passe dans lâunivers des Arches de Verre⊠et pourrait se lire comme une extension des Chroniques de Dormeveille. (Raiden fera une apparitionâ!)
Comme le plaisir de lecture mâimporte beaucoup (il faut donner envie aux lecteurices de lire lâouvrage du dĂ©but jusquâĂ la fin), il va falloir que je pense Ă rendre lâensemble savoureux. Ăvidemment, un tel projet appelle un type particulier de lecteurices, car la forme fragmentĂ©e en rebutera certain·es. Mais je veux vivre ce projet comme une aventure : il est peut-ĂȘtre temps que je me lance des dĂ©fis et fasse preuve dâun semblant dâambition littĂ©raireâ; peu importe si, au final, câest un Ă©chec. Le plus important, je crois, câest le chemin parcouru.
Mercredi 14 février
La romance, telle quâelle est gĂ©nĂ©ralement pratiquĂ©e, ne parle pas de lâamour en gĂ©nĂ©ral : elle dĂ©peint la naissance dâune relation exclusive, oĂč des sentiments puissants triomphent dâune sĂ©rie dâobstacles. Elle promeut lâhĂ©tĂ©ronorme mĂȘme quand il sâagit dâune histoire dâamour entre hommes : la monogamie y est un monothĂ©isme inĂ©branlable.
Mais notre vie ressemble assez peu Ă ce genre de romance : nous passons des annĂ©es Ă sortir avec des gens, sans savoir si nous les aimons vraiment et s'ils nous aiment en retour, nous finissons par trouver quelquâun avec qui nous construisons quelque chose de durable, parfois la passion est indĂ©niable, parfois câest tiĂšde comme lâeau dâun bain refroidi. Le divorce arrive inĂ©vitablement, et quand on lâĂ©vite, ce nâest pas le paradis sur Terre pour autant. Du coup, nous rĂȘvons Ă des histoires dâamour folles, nous lisons des romances ou regardons des sĂ©ries BL, fuyant notre rĂ©alitĂ© terne.
Jeudi 15 février
Jâaspire Ă une romance qui interroge lâamour, au lieu de reproduire des idĂ©es convenues⊠qui montre les odyssĂ©es que nous entreprenons parfois, lĂ oĂč il nây a pas dâĂąmes sĆurs, oĂč il faut faire des sacrifices et oĂč la relation, quand elle existe, est davantage un pari quâune rĂ©vĂ©lation. Jâaspire Ă une romance-cartographie qui emprunterait des chemins moins frĂ©quentĂ©s, mais tout aussi beaux. Je ne suis pas sĂ»r que je pourrais Ă©crire ce genre de romances, mais ça ne mâempĂȘche pas en tant que lecteur de rĂȘver Ă dâautres types dâhistoires.
Vendredi 16 février
Câest Ă©trange comme on oublie ce qui sâest passĂ© ou comment on rĂ©Ă©crit ses souvenirs.Â
Jâai cru que jâavais abandonnĂ© un projet dâĂ©criture il y a quatre ans parce quâil ne me plaisait pas⊠mais en rĂ©alitĂ©, jâavais Ă©tĂ© forcĂ© de le mettre de cĂŽtĂ© pour me concentrer sur la publication du Youtubeur (juin 2020). Au final, je ne suis pas retournĂ© Ă ce projet, car jâai posĂ© les bases du DĂ©mon Blanc de Fleur Ăclose⊠et⊠le temps a passé⊠et lâenvie mâa quittĂ© en mĂȘme temps que le souvenir.
Câest en ouvrant le fichier Scrivener que jâai remarquĂ© que jâavais tenu un journal dâĂ©criture. Heureusement que le moi du passĂ© avait pensĂ© Ă laisser des traces pour son moi du futurâ!
VoilĂ ce que je devrais faire plus souvent, sachant que jâabandonne mes projets rĂ©guliĂšrement. Je finis invariablement par y revenir quelques annĂ©es plus tard⊠et je mâaperçois alors que mes notes ne contiennent pas toutes les idĂ©es que jâavais eues avant de «âfaire une pauseâ». Ce type de nĂ©gligence ne me facilite pas la vie.Â
Mais en 2020, inspirĂ© par Elisabeth George et Mes secrets dâĂ©crivain, que jâĂ©tais en train de relire, jâavais notĂ© ce que ce projet mâinspirait.Â
Beaucoup dâeau a coulĂ© sous les ponts, si bien quâen lisant ce Journal dâĂ©criture, jâai eu lâimpression de lire celui dâun autre. Jâai trouvĂ© ça passionnant. (Oserais-je dire que jâai trouvĂ© le Journal plus passionnant que le manuscrit lui-mĂȘmeâ? VoilĂ tout le drame de ma vie.)
Samedi 17 février
Nous avons passĂ© notre journĂ©e Ă Buxton, une ancienne station balnĂ©aire du Peak District qui, comme toutes ces villes (Bath, Harrogate, etc.) qui se sont enrichies aux 18e et 19e siĂšcles grĂące Ă lâeau, a une trĂšs belle architecture, avec de nombreux monuments, publics ou privĂ©s, qui valent le dĂ©tour.
La beautĂ© des lieux mâa tellement enthousiasmĂ© que jâai soulĂ© mon mari sans discontinuer, lui parlant de tout ce qui me passait par la tĂȘte. En particulier, nos projets de vie et mes envies de quitter lâAngleterre (qui reviennent chaque hiver, rien de plus normal).
Dimanche 18 février
Depuis ce dĂ©but dâannĂ©e, Vicky Saint-Ange a repris ses objectifs et bilans, aprĂšs une longue pause. Jâaime beaucoup voir ce que les autres accomplissent (ou nâaccomplissent pasâ!) ce qui fait que je suis trĂšs friand de ce genre dâarticles.Â
Peut-ĂȘtre devrais-je faire de mĂȘme. Jâavais pris lâhabitude de tenir des Bilans, moi aussi. Ăa permet de mesurer ses avancements, mais, dans mon cas, ça met surtout en avant que je suis une girouette : les projets que jâannonce ne sont finalement pas ceux sur lesquels je finis par travailler.
Lundi 19 février
Nous nous sentons dĂ©munis devant les tours que nous joue le cerveau. Comment gĂ©rer la procrastination et la rĂ©sistanceâ? Comment accomplir quoi que ce soit quand une voix intĂ©rieure sape nos effortsâ?
Ă chaque nouveau projet, jâai lâimpression de recommencer Ă zĂ©ro. Ce nâest quâune illusion : jâapprends de mes erreurs, mĂȘme si je ne suis pas toujours capable dâappliquer les solutions.Â
Il est bon de se rappeler quâune grande partie de cette nĂ©gativitĂ© est dans la tĂȘte : câest lâamygdale qui, pour assurer notre protection face Ă un danger supposĂ©, entre en jeu.Â
Mais lâĂ©criture nâest pas dangereuse : arrĂȘtons le catastrophisme, il nây a pas mort dâhomme. Le pire qui puisse arriver, câest que lâĂ©go en prenne un coup. (Vu la taille du mien, ça ne lui fera pas de mal.)
Mardi 20 février
Ces derniĂšres annĂ©es, jâai dĂ©veloppĂ© une allergie pour les projets dâĂ©criture longs⊠Et je suis dĂ©pitĂ© quand je prends conscience que celui sur lequel je travaille va sâavĂ©rer plus long que prĂ©vu, quâil va me falloir deux annĂ©es ou plus pour le terminer.Â
Moi qui change dâhumeur et dâenvie avec les saisons, et qui ai autant de patience quâun jouet sur ressort, comment croire que ce projet puisse mâaccompagner fidĂšlement pendant autant de tempsâ?Â
Je vais le lourder Ă la premiĂšre occasion. VoilĂ ce qui va se passerâ!
Mercredi 21 février
Je suis un control freak, mais jâessaye de me soigner. Ce nâest pas toujours facile ; jâĂ©choue trĂšs souvent.Â
Au boulot, je suis un homme dâaction, I'm a doer. Quand on prend en charge de nombreux projets, quâon est le moteur dâune Ă©quipe, on peut facilement devenir un petit dictateur. Câest ma hantise. TrĂšs vite, on se crispe sur des dĂ©tails, on ne laisse pas aux autres collĂšgues leur libertĂ©, on leur retire leur agentivitĂ© (agency).Â
Mais câest aussi nĂ©faste pour notre bienĂȘtre : il ne faut pas croire que le control freak est heureuxâ; lâangoisse de perdre pied Ă tout moment lâempĂȘche dâĂȘtre vraiment dĂ©tenduâŠ
Du coup, quand je sens la frustration monter et que je mâagace de la moindre broutille (pourquoi est-ce que les autres font-iels mal les chosesâ? Heinâ?! Ne peuvent-iels pas penserâ?! Et blablablaâŠ), je me rappelle quâil est possible, du moins thĂ©oriquement, de pratiquer lâengagement dĂ©tachĂ© (detached engagement) : jâagis et je rĂ©agis, mais avec calme et indiffĂ©rence.
Jeudi 22 février
Il existe une colĂšre destructrice et nĂ©faste, celle de lâĂ©go enveloppĂ© dans ses dĂ©sirs frustrĂ©s. Il y a aussi une colĂšre juste : celle qui motive Ă changer le monde, qui fait bruler un feu sacrĂ© en nous⊠Câest cette colĂšre-lĂ qui mĂ©rite dâĂȘtre cultivĂ©e, celle qui fait dire : «âNot on my watchâ» ou «âNo pasarĂĄnâ»âŠ
Lâinaction est ce quâil y a de pire : elle ne fait que renforcer le statuquo, ce fameux statuquo qui nous a mis dans cette situation merdique pour commencer.
On a la planĂšte quâon mĂ©rite, on a les politiciens quâon mĂ©rite, on a le sort quâon mĂ©rite.Â
On peut se trouver mille excuses, certaines seront mĂȘme valables, mais arrive un moment oĂč il faut se regarder dans le miroir et accepter le reflet tel quâil est.Â
Et⊠tant pis si je suis vulgaire⊠quand on veut que les choses changent, il faut se sortir les doigts du cul.
Vendredi 23 février
Ces derniers jours, jâai expĂ©rimentĂ© avec les sons (ou battements) binauraux lors de mes exercices de mĂ©ditation. Lâoccasion rĂȘvĂ©e dâen apprendre davantage sur le cerveau et ses ondes.
Le principe est assez simple : quand chaque oreille entend un son dâune frĂ©quence diffĂ©rente, le cerveau se met Ă produire des ondes qui reprĂ©sentent la diffĂ©rence entre ces deux frĂ©quences. Ainsi, si un son de 100 Hz parvient Ă lâoreille gauche et un son de 105 Hz Ă lâoreille droite, le cerveau produira des battements de 5 Hz dans une volontĂ© dâharmoniser les deux hĂ©misphĂšres. Il est cool comme ça, le cerveau.
Pour comprendre lâintĂ©rĂȘt du phĂ©nomĂšne, il faut savoir que lâactivitĂ© neuroĂ©lectrique du cerveau est rythmĂ©e : on peut en mesurer les ondes (quâon exprime en Hertz). Elles sont de cinq types : delta (1-4 Hz), thĂȘta (4-8 Hz), alpha (8-12 Hz), bĂȘta (12-35 Hz) et gamma (35-80 Hz).
Les ondes deltas correspondent au sommeil profond et rĂ©parateurâ; le rythme thĂȘta est celui de la mĂ©ditation profonde, lâendormissement ou lâhypnoseâ; les ondes alphas sont produites quand on est calme et apaisĂ©â; la phase bĂȘta est celle de lâĂ©veil, avec une activitĂ© mentale modĂ©rĂ©e, câest lĂ aussi quâapparaissent les signes de stress et dâanxiĂ©té⊠Les ondes bĂȘta les plus hautes sont appelĂ©es gamma : le cerveau fonctionne Ă toute vitesse, pour ainsi dire, pour rĂ©soudre des problĂšmes complexes (calculs mathĂ©matiques, parties dâĂ©checs ou de go, etc.).
Toutes les musiques binaurales que lâon trouve sur le net ne sont pas de bonne qualitĂ©, mais certaines semblent produire lâeffet dĂ©sirĂ©Â : je suis entrĂ© plus facilement dans un Ă©tat mĂ©ditatif en Ă©coutant des battements binauraux (alpha et thĂȘta). Les pensĂ©es se calment au bout de quelques minutes, le cerveau se dĂ©tend. Ăa fonctionne.
Est-ce une pratique risquĂ©eâ? Absolument pas, nous assure-t-on, tant quâon fait preuve de bon sens (volume respectueux des tympans, etc.).
Samedi 24 février
Jâaimerais que la science puisse tout expliquer⊠Et peut-ĂȘtre quâelle en sera capable un jour, mĂȘme si jâen doute fort. Il y a des expĂ©riences qui ne peuvent ĂȘtre ramenĂ©es au simple matĂ©rialisme⊠et quand on sây efforce, on perd quelque chose dâimportant. (Câest le cas de lâamour quâon explique par les hormones que produit le cerveau, par exemple. Quelle tristesse de ramener lâexpĂ©rience humaine Ă une sĂ©rie de rĂ©actions chimiquesâ!)
Ce qui fait lâintĂ©rĂȘt de la science, câest quâelle peut se tromper et, sans dogmatisme aucun, corriger ses erreurs.Â
Mais, les humains Ă©tant humains, beaucoup de scientifiques oublient que les vĂ©ritĂ©s dâaujourdâhui seront les mensonges de demain. Il suffit dâĂ©tudier, mĂȘme superficiellement, lâhistoire de la science pour sâen convaincre : les hypothĂšses de travail que lâon considĂ©rait comme correctes Ă une pĂ©riode donnĂ©e ne le sont plus de nos jours⊠Et mĂȘme si la science sâamĂ©liore de plus en plus, il ne faut pas quâelle succombe Ă lâhubris. Quand elle devient une croyance («âelle peut tout expliquerâ»â; «ârien nâexiste en dehors dâelleâ»), elle cesse dâĂȘtre elle-mĂȘmeâ; elle se transforme en religion â et une religion dĂ©senchantĂ©e en plusâ!
Ăvidemment, certains voudraient utiliser la faillibilitĂ© de la science contre elle et en conclure que, puisquâelle peut se tromper, on ne doit pas lui faire confiance. Grave erreurâ! Elle reste la meilleure mĂ©thode pour connaitre le monde physique dans lequel on Ă©volue.Â
Mais ne lui demandons pas dâexpliquer ce quâelle ne saurait expliquer : si je veux me promener en montagne, je ne vais pas chercher un guide maritime. Pareillement, vouloir utiliser la science pour expliquer ou comprendre la spiritualitĂ©, par exemple, câest employer un outil qui est mal adaptĂ©.
Dimanche 25 février
Garder un esprit critique en tout, ça fatigue. Mais comment faire quand nous sommes bombardé·es par des milliers dâinformations chaque jourâ? Nous serions tenté·es de nous enfermer dans certaines croyances : ceci est vrai, cela nâexiste pas, et cet autre truc ne mĂ©rite pas notre attention. Câest une stratĂ©gie qui permet dâĂ©conomiser notre Ă©nergie mentale, câest vrai, mais elle Ă©touffe notre curiositĂ©.Â
Ă mes yeux, pour comprendre, il faut ĂȘtre curieux.
Mais quand internet dit tout et son contraire, qui croireâ? Pouvons-nous explorer le monde avec ouverture dâesprit, suspendre notre incrĂ©dulitĂ©, quand cela nous condamne Ă la surcharge mentaleâ? La rationalitĂ© nous permet-elle vraiment de sĂ©parer le bon grain de lâivraieâ? Quâen est-il de lâintuitionâ?
Lundi 26 février
Jâai toujours eu de la fascination pour la facilitĂ© (au point quâun de mes profs de prĂ©pa affirmait que jâĂ©tais complaisantâŠ). Pendant longtemps, jâai eu un mindset figĂ©, considĂ©rant quâon naissait avec certaines capacitĂ©s et certaines inclinations, et quâon Ă©voluait Ă lâintĂ©rieur dâun cadre plus ou moins limitĂ© pour le reste de sa vie.Â
Jâai eu la chance (ou la malchance) dâĂȘtre intelligent et bon Ă©lĂšve : je nâai jamais eu Ă apprendre Ă travailler dur pour obtenir ce que je voulais. (Ou plutĂŽt, jâai travaillĂ© dur, mais avec la certitude que jâen Ă©tais capable, vu que jâĂ©tais nĂ© avec ces capacitĂ©s).Â
Trop souvent, jâai choisi la voie qui mâapparaissait la plus facile (et non pas la plus intĂ©ressante), celle oĂč les doutes Ă©taient les moins nombreux, oubliant quâune vie signifiante exige un certain degrĂ© de difficultĂ©.Â
Jâai compris mes erreurs sur le tard (dans ma trentaine) et depuis, je me soigne. Mais mon instinct a un train de retard, si bien quâĂ la moindre difficultĂ©, je pense aussitĂŽt que ce nâest pas fait pour moi et quâil faut donc que jâaille voir ailleurs⊠Continuer sur cette voie exigeante mâapparait comme une pratique masochiste un peu ridicule.
Je dois donc dĂ©ployer des efforts considĂ©rables pour me rappeler que la difficultĂ© peut ĂȘtre, aussi, une opportunitĂ© de dĂ©veloppement.
Mardi 27 février
Jâaspire Ă une vie paisible et minimaliste.
Mercredi 28 février
Cette semaine, jâai Ă©coutĂ© deux entretiens avec Steven Pressfield⊠MĂȘme si je suis dâaccord avec ses idĂ©es sur la RĂ©sistance en Art, cette mĂ©taphore de la guerre constante avec soi-mĂȘme mâennuie.Â
Dâune part, parce que le sujet de la guerre lui-mĂȘme ne mâintĂ©resse absolument pas. Aucune fascination. Aucun attrait. Si le hĂ©ros Ă©pique doit mâinspirer un sentiment, ce sera le dĂ©gout et non lâadmiration. (Je suis vĂ©gĂ©tarien, comment croire que je puisse aimer les bouchersâ?)
Dâautre part, parce que je suis convaincu que la solution Ă cette RĂ©sistance, câest de faire la paix avec soi-mĂȘme, de sâaccepter entiĂšrement, de changer en consĂ©quence. Peut-ĂȘtre est-ce lĂ lâinfluence de Le Guin : pacifiste, elle dĂ©testait que lâon utilise les mĂ©taphores belliqueuses Ă tout bout de champ.
Jeudi 29 février
La solution est lĂ . Devant nos yeux. Elle nous regarde, on la regarde. Mais on prĂ©tend que ce nâest pas la solution Ă nos problĂšmes. Cette solution, elle est pour les autres. Pas pour nous.
Quand on a un problĂšme, il est intĂ©ressant de regarder comment on le formule. La plupart du temps, on se met dans une impasse tout seul. En gĂ©nĂ©ral, la solution est simple (mais ça ne veut pas dire quâelle est facile Ă mettre en place). Si le problĂšme apparait compliquĂ©, simplifie, simplifie, simplifie.