Tu peux trouver la version éditée complète de ce journal sur mon site internet.
La version intégrale (fautes et anglicismes inclus) est disponible dans mon jardin numérique, Sylves. La publication s’y fait au jour le jour.
J’applique ici l’orthographe rectifiée (good-bye les petits accents circonflexes !). Si une de ces entrées résonne tout particulièrement en toi, n’hésite pas à me le dire, ici ou sur les réseaux sociaux.
Pour rendre la lecture plus digeste, j’ai décidé de couper la publication du journal en deux. Dis-moi ce que tu en penses ! (La suite arrivera dans quinze jours.)
So long!
Enzo
Lundi 01 avril
En lisant le début de l’introduction de Humanly Possible (Sarah Bakewell, 2023), où elle essaye de définir l’humanisme, je prends à nouveau conscience que mes préoccupations ont pour sujet la nature humaine, ce qui fait de moi un humaniste : je m’efforce, à mon petit niveau, de comprendre ce que les gens pensent, vivent, ressentent ; je lis beaucoup sur le sujet, j’observe mon environnement avec curiosité, dans l’espoir de comprendre les autres, qui restent nimbés de mystère, mais aussi, et surtout, moi-même.
Se connaitre soi-même et apprendre à vivre bien sont les deux seules missions qui importent dans la vie, une fois qu’on a assuré sa nourriture et son logement. Malheureusement, et moi le premier, on court après une autre définition du succès et du bonheur, et ce faisant, on se condamne à la frustration et au malheur. Heureusement que pour compenser, nous connaissons aussi des joies intenses et des petits bonheurs, des fous rires et des moments de complicité.
Mardi 02 avril
"If you want to make a living from self-publishing, the single most critical determinant of your success will be: do readers like your books?"
(Harry Bingham, How to Write a Novel, 2020)
Mercredi 03 avril
Je découvre l’expression « literary citizenship » (citoyenneté littéraire), qui semble en vogue depuis le début des années 2010 dans la blogosphère anglophone… Comment a-t-elle pu m’échapper ? Mystère et boule de gomme.
Ce qu'elle décrit est toutefois familier. Elle met l’accent sur le comportement des acteurs (écrivaines comme lectrices) dans la communauté littéraire :
"Specific advice differs from one person to another, but most agree that good Literary Citizenship entails buying from local bookstores, attending readings, subscribing to literary magazines, interviewing writers, reviewing books, reading a friend’s manuscript, blurbing books, and so on." (Becky Tuch)
Jeudi 04 avril
La literary citizenship est donc une éthique qui nous invite à considérer le milieu du livre sous l’angle de l’abondance plutôt que de la rareté.
Quand on part du principe que l’édition est semblable à un gâteau, c’est-à-dire une ressource limitée, les auteurs sont en compétition pour en obtenir la plus grosse part. Le grand succès d’unetelle se traduit automatiquement par un moindre succès pour les autres, ce qui attise la jalousie et transforme la communauté littéraire en un panier de crabes.
Au contraire, si on cultive un mindset de l’abondance, on sera davantage amené à se réjouir du succès des autres, car leur succès ne menace pas le nôtre. Par exemple, les ventes importantes d'un Alain Damasio donnent une meilleure visibilité à la fantasy française, ce qui permet indirectement à d'autres autrices d'être découvertes et appréciées.
Mais ne confondons pas citoyenneté littéraire et réseautage cynique (je t'aide dans l’espoir que tu m'aides). Comme le répète souvent Lionel Davoust, plutôt que de retourner les faveurs, il vaut mieux « pay them forward » — c’est à dire aider les auteurices débutant·es (ou moins chanceux/visibles) sans rien attendre en retour.
Vendredi 05 avril
La part d’ombre de la citoyenneté littéraire, surtout pour ce qui est des auteurices, c’est l’augmentation exponentielle des tâches qu’on leur demande d’entreprendre de nos jours : non seulement on ne les paie pas assez, ce qui les oblige à avoir un travail alimentaire en parallèle, mais en plus iels doivent faire la promotion de leurs ouvrages à la place de leurs éditeurs, le plus souvent avec les moyens du bord, selon le principe du "marche ou crève".
On comprend mieux pourquoi beaucoup se tournent vers l’autoédition (si iels doivent tout faire, autant qu’iels gagnent davantage d’argent).
Mais si on demande aux auteurices de pallier les déficiences de la chaine du livre, ne perdons pas de vue que les petits et moyens éditeurs sont tout autant victimes du système, surtout s’ils sont eux aussi d’ardents citoyens littéraires qui se battent pour un écosystème du livre diversifié.
Samedi 06 avril
Dans The Bestseller Code, Jodie Archer et Matthew L. Jockers montrent que les livres qui ont le plus de succès (financier) ont un nombre limité de thèmes principaux, ce qui renforce la cohésion de l’ensemble.
Ils prennent l’exemple de deux auteurices, la "marraine et le parrain" des bestsellers, radicalement différents à première vue : Danielle Steel et John Grisham. L’une écrit dans le genre de la romance, l’autre dans celui du thriller légal. Mais les deux suivent une formule similaire : en moyenne, un tiers de leur ouvrage est consacré à une seule thématique. (Vouloir traiter de trop de thèmes en même temps semble nuire aux ventes, car cela dilue l’attrait du roman ; qu’iels en soient conscient·es ou pas, les lecteurices lisent pour une raison particulière et se tournent vers le roman qui répondra le mieux à ce besoin fondamental.)
Même si Danielle Steel se targue d’écrire sur tous les sujets, ses romans sont en réalité similaires en ce qu’ils dressent le portrait de la femme moderne et des défis qu’elle doit relever pour s’épanouir.
D’après Archer et Jockers, il y a un seul thème qu’il est préférable de ne pas oublier quand on souhaite écrire un bestseller, même s’il semble à priori « d’une simplicité trompeuse, voire banale » :
« Il s’agit plus précisément de l’intimité (human closeness) et des relations humaines. Les scènes qui présentent cet indicateur de bestsellers sont celles où les gens communiquent dans l’intimité et partagent une attirance ou un lien forts. » (p. 67)
Dimanche 07 avril
Confrontés au succès déconcertant d’E. L. James, Archer et Jockers se sont aperçus que ce n’était pas le sexe qui expliquait les ventes mirobolantes de Fifty Shades of Grey et son côté addictif, mais la présence de la proximité humaine (21 %), des discussions intimes (par exemple, entre Ana et Christian, ou avec ses amis et sa famille — 13 %) et de la communication non verbale (gestes tendres, sourires, etc. — 10 % environ du texte).
Ainsi, en analysant le roman mot à mot, on s’aperçoit que les trois thèmes principaux n’ont rien à voir avec le sexe kinky. Évidemment, ce dernier est bien présent et occupe la quatrième, cinquième et sixième places (13 % en tout pour la séduction, le sexe et le corps féminin).
C’est ce que je trouve intéressant avec l'analyse de données : on voit clairement que l’arbre (ici le sexe) cache la forêt. Ce qui était inexplicable (Fifty Shades of Grey est tellement mal écrit que ça n’aurait jamais dû avoir ce succès monstrueux) retrouve alors du sens : le plus important dans cette trilogie, c’est la place faite aux relations humaines et c’est pourquoi celleux qui en ont commencé la lecture n’ont pas pu l’arrêter.
Lundi 08 avril
Évidemment, les tailles du marché américain et du marché français ne sont pas comparables : les phénomènes décrits et analysés dans The Bestseller Code n’existent pas en France. En tout cas, pas à cette échelle. Pour espérer atteindre ce niveau-là, il faudrait écrire (ou être traduit) en anglais et avoir accès à des marchés plus vastes.
Les anglophones ont réussi à bâtir des réseaux commerciaux à travers le monde : un Anglais peut espérer être édité en Angleterre, mais aussi aux États-Unis, en Inde, en Australie, etc. — et si un marché national le refuse, son agent en tentera un autre. Mais côté francophone, ça semble très cloisonné : on parle rarement de publier dans le marché français, canadien, belge et ailleurs. On nous rabâche les oreilles avec la francophonie, mais en réalité, c’est la France qui se regarde le nombril. Hors de France, point de salut.
Mardi 09 avril
Je crois que ça ne me dérangerait pas d’être publié au Québec seulement. De toute manière, la frustration que j’éprouverais (celle de ne pas voir mes livres en librairie) serait la même que si j’étais édité traditionnellement en France, puisque je vis à l’étranger.
Mercredi 10 avril
Sur Twitter-X, Anne-Laure Le Cunff demande aux bilingues et plurilingues dans quelle langue iels écrivent leur journal et laquelle iels utilisent pour prendre des notes. De nombreuses personnes ont répondu et j’ai lu chacune des réponses avec une dévotion presque religieuse, le plus souvent admiratif de ce que j’y découvrais.
Pendant quelques minutes, j’ai oublié que je faisais de même au quotidien ! Quand j’écris en anglais, c’est d’une banalité confondante, mais chez les autres, la pratique est comme auréolée de magie, comme s’iels étaient capables de maitriser un outil indomptable.
En réalité, leur anglais est peut-être moins bon que le mien, ou meilleur, on ne peut juger à la seule lecture d’un tweet… Et j’irai même plus loin : osef, ce type de comparaisons est absurde et stérile, mais le cerveau ne peut résister à la tentation. Surtout le mien, visiblement.
Jeudi 11 avril
Hier soir, j’ai lu cet article sur la traduction du livre de BTS en anglais, par Anton Hur, Clare Richards et Slin Jung.
Ce qui m’a frappé, c’est la générosité d’Anton Hur à l’égard de ses cotraductrices dont il fait un éloge absolu. Cela fait quelque temps que je le suis sur Twitter ; j’ai même acheté sa traduction de Baek Sehee (I Want to Die but I Want to Eat Tteokbokki)… j’en achèterai certainement d’autres car les projets dont il se fait le champion sont très souvent ma came. (Lui-même, auteur LGBTQ+, écrit de la fantasy)
J'attends avec impatience la sortie britannique de sa traduction d' Indeterminate Inflorescence de Lee Seong-bok, un recueil d’aphorismes sur la poésie et son écriture, qui a connu un mini succès surprenant aux États-Unis l'année dernière.
Il y a quelque chose de beau à faire la promotion d’une culture étrangère (qui est aussi la sienne), contre vents et marées, dans un milieu anglophone qui n’aime pas commissionner les traductions. Le combat ne doit pas être facile, les finances précaires, mais l’acte est noble et certainement épanouissant.
Vendredi 12 avril
Pour comprendre le succès commercial d’un livre, il ne faut surtout pas se tourner vers les critiques littéraires ou vers les professeures de littérature : iels sont de mauvais juges qui, le plus souvent, n’éprouvent que le plus grand mépris pour ces bestsellers.
Ce qui sera noté, c’est la mauvaise qualité de l’écriture, le mauvais gout dont font preuve ces artistes de bas étage aussi bien dans le choix des mots que celui des thèmes. Il serait donc facile d'en conclure que ce qui caractérise les bestsellers, c’est leur mauvaise qualité.
En général, on s’arrête là. Cette réponse satisfait le milieu littéraire : son sentiment de supériorité n’est pas mis à mal. Tout va bien.
Mais en réalité, les auteurices de bestsellers méritent tout notre respect : écrire des romans qui vendent beaucoup, c’est-à-dire à même de satisfaire une armée impressionnante de lecteurices, ce n’est pas une mince affaire. Si c’était le cas, tout le monde le ferait…
C’est donc un art, quoi qu’on en dise. Et cet art mérite qu’on l’étudie sans jugement. Cela demande une humilité qui n’est pas toujours aisée, car elle nous force à remettre en cause notre vision de ce qu’est la littérature et de ce que « bien écrire » veut dire.
Samedi 13 avril
Je suis convaincu que nous avons beaucoup à apprendre de ces écrivain·es, même lorsque notre objectif n’est pas de vendre des millions d’exemplaires. Après tout, l’écriture fictionnelle repose sur un principe qu’il ne faudrait jamais oublier : on écrit un roman pour divertir les lecteurices.
Qui ignore l’effet qu’iel produit sur son lectorat court droit à sa perte.
Je trouve donc stupide de rejeter les leçons que peuvent nous enseigner un Dan Brown, un Stephen King ou une Nora Roberts, celles et ceux qui sont passés maitres dans l’art du page-turner.
"The problem is that this kind of appreciation of literature has been shrouded in embarrassment and shame for a long time." (Archer & Jockers)
Dimanche 14 avril
« (…) les premières phrases (du roman) créent une voix. Notez ce qui les caractérise — la longueur, la ponctuation, la simplicité relative. Quelqu’un nous parle, et ce quelqu’un a l’air authentique, en possession d’une certaine autorité. Il n’y a ni hésitation, ni prudence, ni manque d’assurance. Pour tous les romanciers, le défi consiste donc à se créer une certaine individualité. Les lecteurs pourraient remarquer qu’ils ont tendance à continuer à lire lorsque cette identité, séduisante ou non, se connait au moins elle-même et guide son lectorat. »
(The Bestseller Code, de Jodie Archer & Matthew L. Jockers, p.121)
Lundi 15 avril
Vu que je vis en Angleterre, c’est une expérience qui m’est de moins en moins familière. Mais ça doit être agaçant, quand on est un·e auteurice francophone, de se promener dans une librairie et de constater que la plupart des livres qui se vendent sont des traductions, surtout dans les genres que l’on écrit soi-même. Comment ne pas déprimer quand son lectorat potentiel préfère lire des histoires importées plutôt que celles imaginées sur le territoire national ?
Dans mon pays d’adoption, il y a peu de traductions : elles sont souvent rassemblées sur une seule table… Je lis qu’elles représentent 3,3 % des ventes de fiction (ce sont les mangas et la littérature japonaise qui arrivent en tête).